Rubriques : portrait photographique ; psychologie du photographe
Si j'avais gardé l'appareil-photo, j'aurais pu prendre quelques photos du ciel à présent, cadrer de longs rectangles uniformément bleus, translucides et presque transparents, de cette transparence que j'avais tant recherchée quelques années plus tôt quand j'avais voulu essayer de faire une photo, une seule photo, quelque chose comme un portrait, un autoportrait peut-être, mais sans moi et sans personne, seulement une présence, entière et nue, douloureuse et simple, sans arrière-plan et presque sans lumière. Et, continuant à regarder le ciel fixement, je me rendais compte maintenant que c'est sur le bateau que j'avais fait cette photo, que j'avais soudain réussi à l'arracher à moi et à l'instant en courant dans la nuit dans les escaliers du navire, presque inconscient d'être en train de photographier et pourtant me délivrant de cette photo à laquelle j'aspirais depuis si longtemps et dont je comprenais à présent que je l'avais saisie dans la fulgurance de la vie, alors qu'elle était inextricablement enfouie dans les profondeurs inaccessibles de mon être. C'était comme la photo de l'élan furieux que je portais en moi, et pourtant elle témoignait déjà de l'impossibilité qui le suivrait, du naufrage de ses retombées. Car on me verrait fuir sur la photo, je fuirais de toutes mes forces, mes pieds sautant des marches, mes jambes en mouvement survolant les rainures métalliques des marches du bateau, la photo serait floue mais immobile, le mouvement serait arrêté, rien bougerait plus, ni ma présence ni mon absence, il y aurait là toute l'étendue de l'immobilité qui précède la vie et toute celle qui la suit, à peine plus lointaine que le ciel que j'avais sous les yeux.
Jean-Philippe Toussaint, L'appareil-photo, Les éditions de minuit, 1989.
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