Rubriques : Art et photographie ; photographie objective et subjective
Genre mineur au regard de la hiérarchie picturale, la peinture de paysage fut l'objet d'appréciations nouvelles dès le début du XIX siècle. L'intérêt pour ce genre ne devait pas faiblir au long du siècle; goûté par le public, le paysage fut, dès les années 1830, le mieux représenté au Salon. Ce succès ne fut pas seulement populaire, et cette nouvelle prédilection pour la représentation de la nature favorisera aussi, comme cela a été souvent souligné, les grandes révolutions picturales du siècle. Dédaignée par les règles académiques du fait de sa trop grande soumission à la nature, ressortissant, au contraire de la peinture d'histoire, de la seule imitation, la peinture de paysage soulevait des questions essentielles, au coeur des enjeux artistiques de son temps: le point de vue de l'artiste, ici, déterminait, de fait, le cadre de la représentation. Le rapport nouveau à la nature, initié dès le milieu du XVIII e siècle par Jean-Jacques Rousseau, offrait de lier les affects du promeneur, du peintre et du poète au paysage qui l'environnait. Refuge, abri, il semblait, pour l'artiste qui le parcourait et le décrivait, faire écho à ses propres sentiments. Chateaubriand écrivit ainsi, en 1795: "Le paysage a sa partie morale et intellectuelle comme le portrait; il faut qu'il parle aussi, et qu'à travers l'exécution matérielle on éprouve ou les rêveries ou les sentiments que font naître les différents sites."
Le début du siècle fut marqué par la volonté de rompre avec des représentations codifiées du paysage et d'aller chercher sur le vif la justesse de ses observations. L'idée comme la pratique n'étaient pas nouvelles. Au XVIII e siècle, Le Lorrain (...) rappelait ses propres exécutions dans la campagne romaine; il valorisait également, par le choix de figurer le peintre absorbé par sa propre création, le processus d'abstraction indispensable à l'acte de dessiner. Au coeur de la nature même, l'observation du stimulus visuel et l'acte de le consigner étaient nécessairement séparés; le talent du peintre de paysage l'élevait au-delà de la seule imitation. Chateaubriand l'affirma sans ambage: "Il faut que les élèves s'occupent d'abord de l'étude même de la nature: c'est au milieu des campagnes qu'ils doivent prendre leurs premières leçons".
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La création, en 1816, d'un grand prix pour le Paysage historique, légitimait l'importance nouvelle du paysage comme genre au sein de l'Académie des beaux-arts.(...) Cette reconnaissance tardive ne permit toutefois pas de combler le fossé grandissant entre l'évolution rapide de la peinture de paysage et l'institution académique. Ce fut la présentation au Salon de 1824 de La Charette de foin (1821, Londres, National Gallery) de John Constable qui constitua,comme le souligne Thiers, l'un des évènements majeurs dans l'appréhension du paysage par les jeunes peintres français. Le peintre anglais rompait avec la représentation d'un paysage mythologique ou religieux; son sujet était né de l'observation de paysages du Sufolk, à proximité de sa propre demeure. En choisissant de souligner les changements de ciel et leurs reflets, il rompait aussi avec le postulat d'un paysage éternel et immobile; "ni l'ombre, ni la lumière ne se figent", écrivait-il. Sa manière, la présence remarquée de la touche comme la puissance des coloris renforçaient la création d'un paysage contingent, saisi sur le vif. Constable retravaillait en atelier ses grands tableaux -les six footers -, mais réalisait plusieurs études préparatoires en pleine nature. Les toiles finales, dans une tradition hollandaise qu'il revendiquait, devaient beaucoup à l'examen attentif de la nature.
Théodore Rousseau fut parmi les jeunes artistes qui admirèrent les oeuvres du peintre anglais. (...) Dès 1827, il avait découvert, grâce à Théodore Caruelle d'Aligny sans doute, la forêt de Fontainebleau, dont il fut jusqu'à la fin de sa vie l'un des plus fidèle visiteurs et observateurs. Revendiquant l'importance d'une observation en plein air, dans la nature même, il souhaitait peindre "des arbres qui n'étaient pas la gaine d'une hamadryade, mais bien de naïfs chênes de Fontainebleau, d'honnêtes ormes de bord de route, de simples bouleaux de Ville-d'Avray, et tout cela sans le moindre temple grec, sans Ulysse, sans la plus petite Nausicaa". L'absence de sujet académique dans ses oeuvres, l'inspiration puisée chez les paysagistes hollandais du XVIIe siècle, la reproduction fidèle des sites peints prévinrent le jury du Salon annuel conte lui. Refusé systématiquement aux Salons de 1837 à 1847, il se réfugia dans un atelier de Barbizon, où il travaillait avec Jules Dupré. Ses paysages bellifontains célébraient une nature inviolée, sauvage, que l'industrialisation et la main de l'homme n'avaient pas profanée.
Les enjeux d'une reproduction sur le motif, en plein air, du paysage précédèrent donc l'invention de la photographie. Les peintres avant les photographes furent confrontés à la nécessité de cerner au coeur de la nature même le sujet de leur oeuvre. Le point de vue de l'artiste fondait le thème du tableau, c'était son regard qui l'enfermait, le composait, le cadrait. Roland Barthes, en commentant dans S/Z la nouvelle d'Honoré de Balzac Sarrasine (1830), souligna le rôle du cadre dans l'esthétique réaliste et mit en exergue le primat du modèle pictural: "Décrire, c'est donc placer le cadre vide que l'auteur réaliste transporte toujours avec lui (plus important que le chevalet) devant une collection ou un continu d'objets inaccessibles à la parole sans cette opération maniaque(...)."
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La pratique de la peinture en plein air devint un poncif. (...) L'aquarelle dès le début du siècle, dont l'usage multiplia sous l'influence de Bonnington dans les années 1820, puis les peintures en tube à partir des années 1850, encouragèrent la pratique en plein air. "Copier la nature", la phrase lancée comme un anathème par les tenants d'une critique académique aux peintres comme, dès la fin des années 1840, aux photographes, ne dispensait pas de talent. Le photographe, plus que le peintre encore, devait composer son sujet à partir des seuls éléments naturels. Il se devait donc de les sélectionner avec discernement. Dès 1843, en photographiant le parc de se propriété de Lacock Abbey, William Henry Fox Talbot chercha à mettre en avant les qualités de précision de son procédé sur papier, le calotype, lui permettant de reproduire non seulement la frondaison des arbres bordant la rivière mais aussi leur reflet dans l'eau. Le critique de La Lumière rapellera, en 1860: "Le photographe doit chercher et choisir ce point bien plus que les peintres, car il n'a pas comme celui-ci la possibilité d'ajouter et de retrancher à son tableau (...). Indépendamment du choix du site, il faut encore que le photographe choisisse l'heure à laquelle le paysage sera le mieux éclairé, le jour où la nature sera la plus belle (...)." Plus que tout autre genre photographique, la reproduction du paysage venait en contradiction avant l'aphorisme de Daguerre, plaidant pour un usage simple de son procédé; la nature ne se reproduisait pas spontanément dans la chambre noire.
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William Henry Fox Talbot, Arbres se reflétant dans l'eau, 1843 |
Le cadre posait pour les peintres ainsi que pour les photographes la question du modèle. Les uns et les autres se nourrirent des oeuvres peintes qui les avaient précédés. L'appréhension réaliste du paysage était indissociable de l'influence qu'exerçaient les visions antérieures du paysage. Le modèle pictural classique demeurait très présent. Les peintres et les photographes lui empruntèrent la rigueur de la composition, le jeu de lumière tempéré. La distinction des plans, l'équilibre des masses guidaient ainsi leur regard. Les peintres de Barbizon et leurs toiles influencèrent aussi les oeuvres de leurs jeunes suiveurs à Fontainebleau, entre autres. Ils ouvraient à de nouveaux sujets, puisés dans la nature même, dont le réalisme se teintait d'un certain lyrisme et d'un empathie marquée pour la nature, et inspirèrent les premiers photographes comme les peintres. La qualité de leurs épreuves, l'originalité de leur point de vue, leur capacité à recréer un paysage affirmaient combien la photographie ne pouvait se réduire au modèle d'objectivité qu'avait célébré François Arago lors de l'annonce de l'invention de Daguerre, en 1839. A rebours, la photographie apporta, à partir des années 1850, des images nouvelles où les peintres reconnurent de nouveaux motifs, une appréhension nouvelle de l'instant, des cadrages inédits.
Dominique de Font-Réaulx, Peinture § photographie, Les enjeux d'une rencontre, 1839-1914, Flammarion, 2012.
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