Rubriques : art et photographie ; photographie objective, subjective
Les années quatre-vingt-dix ont, plus que les précédentes, consacré le déploiement d'une photographie délibérément anti-héroïque, jouant systématiquement sur le registre de la banalité et de la dérision. Une photographie "sans qualité", en quelque sorte, pour faire écho au roman de Robert Musil. Cet art du banal n'est cependant pas, loin s'en faut, exclusivement photographique. Il dessine au contraire, comme le rappelle Paul Ardenne, un fil conducteur à l'intérieur des pratiques contemporaines: que l'on songe aux fragiles et maladroits dessins de Mike Lash (...) et aux installations de Cady Noland (...).
Mais la spécificité de la photographie du banal réside peut être dans le fait qu'elle hérite -pour une petite part, certes- de certains schèmes issus de l'Ecole de Dusseldorf ou de l'Autre Objectivité défendue en France, par Jean-François Chevrier et James Lingwood. Soit: le refus radical de la spectacularisation des images, le refus tout aussi avéré d'une pensée du simulacre, telle qu'a pu la conceptualiser Jean Baudrillard, la revendication a contrario d'une "expérience" du donné. A rebours des fastes, fictions et leurres de ce post-modernisme qui marqua les années quatre-vingt, l'art du banal entend, selon les modalités qui lui appartiennent en propre, restaurer le Réel, -aussi insignifiant ou infime soit-il. Restauration d'une "expérience" invalidée par la société du spectacle, donc, mais avec une différence essentielle: s'il s'agit bien, comme pour l'école issue des Becher, d'en revenir à un monde qui ne soit pas totalement indexé sur le simulacre ni fictionnel, il n'est pas question pour autant de prolonger le paradigme assertorique - et quelque peu emphatique- de la forme tableau, ni de souscrire à la monumentalité propre aux oeuvres d'Andreas Gursky et de Thomas Ruff. (...)
Autant l'art objectiviste se montre puissant, dans ses formes et ses enjeux, autant il ambitionne de constituer une ontologie des êtres et des choses, autant, à l'inverse, l'art du banal refuse l'emphase, la monumentalité, l'assertion: il ne cesse de jouer sur le minime -sans pour autant relever de l'art minimal-, le dérisoire, l'ordinaire. Jusqu'à la miniaturisation, parfois, des oeuvres et des objets du monde.
En termes psychanalytiques, on pourrait ainsi énoncer que l'art du banal fonctionne sur le mode d'une "décompression" de l'art objectiviste. Relevant d'une écriture photographique "blanche", neutralisée, il participe ainsi à un mouvement plus général de désublimation du monde de l'art, que l'on pourrait certes faire remonter à Marcel Duchamp, mais qui trouve probablement ses fondements plus anciens au XIXe siècle, chez Manet.
Mais autre différenciation importante: si l'art du banal se constitue comme esthétique de l'ordinaire et du minime, cela ne signifie nullement que la "forme" n'est pas maîtrisée, et moins encore que l'on a affaire à une nouvelle déclinaison de l'informe tel qu'il a pu être pensé par Georges Bataille, notamment dans son Dictionnaire. Il serait en ce sens plus juste de considérer cet art comme in infléchissement de la pratique objectiviste vers plus de modestie, dans tous les sens du terme:modestie du format, humilité du sujet, rétention émotionnelle.
Image pauvre, donc, comme l'on a pu parler ailleurs d'arte povera, et image qui doute. Car l'art du banal est l'exact contrepoint d'une image assurée d'elle même, indexée sur un monde stable, intelligible, rationalisable. L'art du banal se voit sans cesse infiltré par l'inquiétude -celle du sens, celle du sujet, celle de l'oeuvre-, comme il s'avoue rebelle à toute certitude, à toute assertion menacée par le dogmatisme.
C'est à André Rouillé et Emmanuel Hermange qu'il appartient, dans le cadre du Mai de la photo intitulé Esthétique de l'ordinaire (1995), d'avoir su, à partir d'oeuvres plus ou moins éparpillées, cristalliser ce que l'on pourrait appeler une mouvance photographique et, du même coup, d'avoir porté un diagnostic particulièrement juste sur cet art si emblématique des années quatre-vingt-dix.
Retour aux enjeux, donc: dans son éditorial, Rouillé, propose ainsi de s'essayer à l'analyse de "travaux résolument situés du côté de l'art, mais qui ne craignent pas la concurrence des images utiles de la production et de l'information". La précision est d'importance, puisqu'elle signifie doublement que le corpus photographique présenté relève d'une volonté d'art tout en s'inscrivant plus largement dans une histoire de l'art qui ne saurait se réduire à une histoire du médium photographique; mais que, pour "artistique" qu'il soit, cet art du banal ne partage rien des enjeux d'une autre photographie d'art, la photographie "créative" défendue par Jean-Claude Lemagny, et dont il a été fait état précedemment.
L'ordinaire, donc, le banal, le familier: un ancrage résolu dans la quotidienneté, assorti d'une écriture photographique que le commissaire d'exposition qualifie volontiers de neutre et discrète, et inscrit dans un champ plus large, celui des "images des années de crise".Celui aussi, des "photographies d'après la modernité". (...)
Mais si ce champ se voit élaboré à la fois dans sa cohérence et dans ses multiples facettes, l'on s'autorisera quelques réserves quant aux enjeux assignés à cette esthétique de l'ordinaire.
D'une part, en effet, voulant se démarquer avec force du simulacre et de cette société du spectacle si justement anticipée par Guy Debord, et forçant peut-être par trop l'opposition, Rouillé en vient à "défendre les valeurs humaines de la vie, contre la prédominance croissante de l'abstrait, du factice et du virtuel". Or rien n'est moins sûr: et ce n'est pas parce qu'Yves Trémorin photographie le repas de tous les jours, Jean-Louis Garnell les objets et les gestes de l'infra-ordinaire (...) que, du même coup, la photographie, portée par son référentialisme, l'emporterait sur le simulacre comme gage d'authenticité. En d'autres termes, la photographie du banal ne restitue aucune "authenticité" perdue: l'authenticité, il faut y insister, n'est qu'un mythe, une fable rassurante et réparatrice destinée à restaurer le place du sujet dans un monde certes devenu erratique, quand il n'est pas manifestement hostile. La notion même d'authenticité se révèle théoriquement et éthiquement sujette à caution, ouvrant la voie -mais sans le reconnaître ni l'avouer- à un humanisme dont chacun sait qu'il est, aujourd'hui plus que jamais, frappé d'obsolescence.
D'autre part, interprétant les "fictions intimes" d'artistes tels que Joachim Mogarra comme une tentative de réenchanter le quotidien, Rouillé se donne peut être trop hâtivement la carte d'un possible bonheur -d'un enchantement- susceptible de transcender la désolante médiocrité de l'ordinaire. Certes, l'on peut interpréter avec une joie délibérément enfantine (...) un morceau de gruyère érigé en sculpture comme un monument en gloire (Mogarra), mais l'on peut tout aussi bien, a contrario, rappeler que le trope du banal trouve son terrain d'élection dans des espaces clos, fermés, où rien, a priori, ne peut advenir. Sinon la dérision et la pauvreté des choses: (...) les paysages miniaturisés de Joachim Mogarra (...). Art du confinement -et non de l'enchantement-, comme le suggère Frédéric Paul à propos de Joachim Mogarra: "Comme un art sur lequel pèserait une terrible interdiction de sortie." Car que l'on ne s'y trompe pas: il ne s'agit point ici de rédimer le réel ni de le "transfigurer" dans sa banalité, pour reprendre le terme d'Arthur Danto, ni de la sauver de sa banalité.Ce dont il est tout au contraire question, c'est de se porter au ras du réel, au ras de choses. S'ancrer dans la quotidienneté la plus automatisée, la plus usée, sans pour autant prétendre la sublimer. Livrer le banal tel qu'en lui-même, dans son pur être là, à un regard qui ne le fera nullement échapper à la banalité et que l'on peut imaginer lui-même peu attentif, distrait. Presque ennuyé...Le banal reste le banal, et dans ces photographies terriblement anodines, où rien -ou presque- ne vient faire signe, le banal, si l'on ose un néologisme singulièrement inélégant, ne se "débanalisera" pas. Parce que là n'est plus l'enjeu.
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Joachim Mogarra, monument aux allumettes, 2000 |
A la fois dérisoire et souvent mélancoliques jusque dans le refus acharné du lyrisme, les photographies du banal semblent porter le poids des choses, barrer la route à l'évènement, participer de cette désublimation généralisée du monde évoquée précédemment. (...)
Enfin, et ce sera le dernier point critique, Rouillé interprète délibérément cet art du banal comme une "manière de résistance": contre les médias de masse, les images de synthèse, les photographies publicitaires, de presse, de tourisme, etc., l'esthétique de l'ordinaire épurerait le monde de ses scories tout autant que de ses leurres, opposerait austérité et rigueur contre flux, emphase et vacuité. Certes, l'on pourrait se laisser à rêver qu'en effet "une brèche est ouverte, qui désigne un univers des possibles". Mais il convient de rappeler, non sans mélancolie avouée, que le Mai de Reims, tenu en 1995, s'avère déjà, d'une certaine façon, daté. Et l'on ne peut que douter de la force de résistance de ces images ordinaires, comme s'il était in fine admis, sinon accepté, que l'industrie médiatique l'avait définitivement emporté. Beau combat, en effet: mais perdu d'avance, puisque le regard s'est vu depuis aliéné par une prolifération d'images assurément vides de sens, mais qui se sont imposées avec une brutalité inouïe, participant ainsi d'une mondialisation de l'abject dont les figures se déploient désormais dans un monde uniformisé par la puissance de la marque et du logo, l'horreur quotidienne des images télévisuelles, qu'elles relèvent de la supposée information, de la pollution publicitaire ou encore de la nauséeuse TV-reality, dont rien hélas, à ce jour, ne semble annoncer le déclin.
Demeure ce que l'on appellera volontiers une "leçon de choses", sur laquelle l'existant vient buter, en quelque sorte, qu'il doit apprendre, avec laquelle il faudra négocier: ces choses (et non ces objets), ces gens (et non ces sujets), ces foules anonymes qui transitent en flux dans la laideur des villes contemporaines, ces territoires abîmés, disparates et dysharmonieux de la postmodernité industrielle. Avant que ne s'invente, peut-être? un autre paradigme du regard, il faudra bien décidément, "faire avec", composer (...).
Dominique Baqué, Photographie plasticienne, l'extrême contemporain, Editions du Regard, 2004.
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