Blog proposé par Jean-Louis Bec

mercredi 12 décembre 2012

Dehors, l'intérieur


Rubrique : lecture de photographies


Les choses comme les êtres n'ont pas d'images propres. Celles-ci sont produites, élaborées comme autant de représentations illusoires. Notre adhésion à la vérité de l'image photographique reconduit la croyance aux "images", quelles qu'elles soient, et notamment aux images vraies, comme les empreintes sacralisées par les traditions orthodoxes ou catholique. Celles-ci sont toujours accompagnées d'un récit ou d'un commentaire verbal -au moins implicite- qui en commande l'interprétation. C'est à cette condition qu'elles "signifient", encore que ce terme soit manifestement abusif: disons qu'elles montrent quelque chose qui participe à un discours global. Le plus souvent, cette aptitude se manifeste à notre insu, par la contamination de connaissances et de préoccupations relevant de domaines fort divers, qui "se greffent" sur elles. Il revient au commentaire, au récit, à l'environnement culturel de les plonger dans un bouillon de culture.
Cette imprégnation leur confère toutes sortes de pouvoirs, notamment celui de fondre les relations entre ce qu'on voit et ce qu'on reçoit, ou de résoudre la discontinuité entre le visible, l'intelligible et l'indicible. La rhétorique, l'argumentation ou le verbiage, conditionnent toute image qui a charge d'avérer. Au commencement cependant, on ne trouve ni la représentation ni le langage, mais le désir, et plus particulièrement celui de croire car la vision intériorise l'en dehors tout en extériorisant l'en dedans.
Cette interface détermine notre présence au monde qu'exaltent les images. Parce qu'elles figent la perpétuelle mouvance des choses, elles nous font voir -"mais vraiment voir"- ce qui échappe à la perception ordinaire. On ne l'évoque pas sans que ne s'implique une ontologie, la chose vue étant constitutive de l'Être. Celui-ci imprègne la texture du visible et on dira de la photographie et de toute image ce que Maurice Merleau-Ponty écrivait du tableau qui s'offre au regard: les traces y tapissent "la vision du dedans", de sorte que s'y déploie un imaginaire du réel (l'Oeil et l'esprit, Gallimard).

Les images apparaissent comme lieu de "projection" suivant une double activité: le spectateur ou le fidèle y considère ce qu'il aspire à reconnaître; en même temps, il exorcise son effroi par l'expulsion de ce qu'il appréhende. Ainsi, perçoit-il l'objet de sa croyance par lequel s'annihile ce qui l'angoisse: reconnaître le visage de Jésus sur le Suaire de Turin ou retrouver l'être aimé sur un ancien cliché, c'est aussi nier leur totale disparition, c'est refuser le non-être qui les happe à jamais. Comme l'a dit Benoît XVI: "si le Christ n'était pas ressuscité, le néant serait destiné à l'emporter". Le néant, c'est à dire l'impossible parce que, à proprement parler, impensable.
Difficile en tout cas, de considérer, d'interroger, d'interpréter une image isolément, dans la méconnaissance des ensembles dont elle procède. Pour une culture et une époque donnée, chacun participe à une totalité avec laquelle elle entre en relation: elle en est solidaire et dialogue avec elle. Tout comme un vocable participe du langage, comme tout énoncé procède d'autres énoncés, l'image prend sa pleine valeur dans sa relation à des iconographies qui bien souvent coexistent, et qui parfois entrent en conflit. Ces dernières sont en partie ignorées de ceux qui élaborent l'image singulière comme de ceux qui la reçoivent. Alors qu'elle appartient à un fonds culturel, elle existe de manière autonome et elle est perçue pour elle-même. Mais l'intelligence de l'unité implique nécessairement la connaissance - au moins partielle et diffuse- de la totalité.

Que représente le combattant de Robert Capa, l'enfant juif du ghetto de Varsovie? Toute image est pourvoyeuse d'illusions ("maîtresse d'erreurs et de fausseté"), médiatrice d'imaginaire et messagère de légendes, parce qu'elle sollicite à la fois la perception empirique du "réel", des représentations culturelles qui se composent d'ensembles hétéroclites, ainsi qu'une intériorité individuelle aux contours fluctuants: autrement dit, parce qu'elle convoque des ensembles multiples qui s'y entrecroisent et s'entremêlent. Comme toute image, l'"empreinte" est à la fois sensible et culturelle, optique et mentale, elle résulte d'opérations qui, de la prise de vue au tirage et à sa lecture, participent à son avènement. (...)

Dans les années 1950, la pratique des tests de Rorschach invite les personnes interrogées à déchiffrer librement des formes obtenues par des procédés mécaniques.Leurs rêveries les amènent à passer d'une perception descriptive à un stade projectif d'interprétation. Sans prendre en compte la diversité des récits qui en résultent, on retient l'étonnante plasticité de configurations relativement stables, souvent en ailes de papillon, du fait qu'elles présentent l'éclatement de taches d'encre sur la pliure d'une feuille de papier. Mais les ailes sont d'une surprenante inconstance, elles peuvent se métamorphoser en pasques, en insectes, en fétiches.
Le simulacre d'images participe de l'expérience ordinaire, lorsqu'elle concerne des formes aléatoires, comme le contour d'un nuage, une tache d'humidité sur un mur ou la coupe d'un tronc. (...). La part d'invention revient à la matière et laisse à l'imagination un libre espace de divagations: ici une tête de mort, là un paysage des bords de gouffre, là encore un totem ou des panoramas stellaires. Alors que Paul Eluard se plaît à y observer des merveilles invisibles par un obscur "trou de serrure", René Char y reconnaît l'ombre qu'un homme projette sur son destin", Gaston Bachelard les "hiéroglyphes du monde minéral" obéissant aux rêveries intimes d'un e substance magique", et Julien Gracq une "révélation de plaque photographique que troue soudain (...) l'autorité spectrale d'un main, d'une joue qui fait signe". Autant de visions qui sans aucun doute reprennent à leur compte la "photographie de la pensée", chère à André Breton.
(...)
Le regard interprète ces représentations arbitraires en les intégrant à une "réserve" et à des "répertoires" acquis de longue date. (..) A partir de données fortuites, le spectateur assimile des marques anomiques à ce qu'il connaît. Ses constructions mentales sont des "vues de l'esprit". Elles usent d'analogies pour les convertir en figures identifiables.

 Daniel Grojnowski, Photographie et croyance, Editions de la différence, 2012.

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