Rubrique : texte et photographie ; photographie du XXième et contemporaine
Le développement d'Internet et du multimédia en général semble avoir favorisé certaines formes de création : le document intime en temps réel ; des constructions narratives discontinues, en étoilement ou en arborescence; ou encore un renouveau de cette cellule fondamentale de la communication qu'est l'association texte-image. Comme si les possibilités pratiquement infinies offertes par les programmes conduisaient aussi à un retour sur des structures simples qui servent de repère dans ce foisonnement, rendant possible une réinvention de noyaux dont les potentialités sont loin d'avoir été épuisées. L'association texte-image apparaît donc rétrospectivement comme le premier dispositif multimédias et c'est un retour sur ce dispositif qu'on se propose d'accomplir.
Pour ce qui est des relations texte-image, on a pu parler, à propos de nouvelles pratiques liées à l'informatique, d'un "devenir image du langage", ou encore d'une "iconisation du langage"; ou à l'inverse, de "discursive sculptures". On peut se demander s'il s'agit là d'autre chose que de métaphores qui collent un peu trop étroitement au fonctionnement même du dispositif multimédia dans ses aspects les plus formels -les logiciels graphiques, les possibilités infinies de montage et d'assemblage, etc. On pourrait aussi renverser la proposition, et mettre l'accent sur "un discours des images", un devenir discours des images, dans lequel le texte en tant que tel disparaît ou change de statut, et dont l'exemple le plus abouti serait une certaine forme de cinéma. Mais elles traduisent le regain d'intérêt pour un dispositif à la très longue histoire de l'art. Et au-delà des innovations spécifiques aux nouveaux médias, elles sont une invitation à relire des oeuvres d'un passé récent, dont un aspect se trouve ainsi réactivé.
Cette histoire des relations entre texte et image oscille entre l'affirmation de leurs différences irréductibles, et l'étude de leur non moins évidente convergence et complémentarité. En outre, il semble difficile et peut être vain, de s'attacher à des principes généraux ou classificatoires, chaque oeuvre posant de façon originale et spécifique la question de ces relations, et entraînant ainsi vers une taxinomie de plus en plus fine, et de plus en plus inutile.
Peut être est-il préférable de tenir pour acquise cette dialectique entre tout ce qui sépare et tout ce qui rapproche le texte et l'image. Ou plutôt, comme l'observe Hubert Damisch faut-il poser la question autrement, en disant par exemple, "qu'il y a moins transposition d'un système de signes à un autre que traversée réciproque du texte par l'image et de l'image par le texte". Chaque image, chaque tableau, pour celui qui regarde, n'existe en effet que dans un complexe réseau textuel -codes interprétatifs, récits historiques ou techniques, etc.
C'est cette approche que nous tenons pour la plus féconde et la plus juste, celle des traversées réciproques"
plutôt que des disparités irréconciliables, que soutiennent certains artistes ou certains penseurs. Tout se passe comme si ces penseurs identifiaient dans l'image un Autre absolu du discours. Jean-Luc Nancy, par exemple, insiste sur le fait que l'image, parce qu'elle est matérielle toujours, est par nature distincte du discours, qu'elle est "matière du distinct".Peut être faut-il entendre cela comme un écho d'une expérience de nature poétique, celle dont Henri Michaux fait le récit dans Emergences-Résuegences, et qui lui fait prendre conscience d'une "matière-image" radicalement distincte: "Constamment en ces heures étirées, je recevais, les yeux fermés, la preuve que l'image est un certain immédiat que le langage ne peut traduire que de très loin, et qu'elle a dans l'esprit une place vraiment à part, matière première de la pensée.
Jean Baudrillard défend lui aussi, mais sur d'autres bases, ce "distinct" de l'image, sa singularité radicale, "ce quelque chose de sauvage et de fantastique" qui veut rester étranger au langage et interdit une corrélation entre les deux.
Mais ce ne sont là que quelques points d'affleurement discontinus de pensées plus complexes, et qu'il faudrait prendre en considération dans leur ensemble. Toutefois, il y est bien question d'une évidence première, radicale dans son aveuglante simplicité: l'image appartient à un ordre différent, sans commune mesure avec le langage; et elle a pour l'esprit une place vraiment à part, comme le dit Michaux.
En même temps, la pratique des oeuvres contemporaines met à mal ces tentatives de construction d'un objet radicalement distinct. (...) C'est évidemment le cas de certaines productions assistées par la technologie numériques, qui donnent naissance, pour reprendre le mot de Raymond Bellour, à de véritables "machines à mots-images". Les machines sont ici mises au service du projet d'un artiste, qui y trouve la possibilité de figurer une méditation complexe. Les vidéos de Gary Hill en sont un exemple privilégié, puisque leur matériau même est constitué des entrecroisements du texte et de l'image, et de leur engendrement et examen critique réciproques. S'ouvrent alors des possibilités infinies d'entrecroisements de l'image, du texte, et du son. Mais autant peut être que les productions qui en résultent, c'est l'idée de ces possibilités qui importe, qui nous incite à revenir sur des oeuvres antérieures au dispositif multimédias, pour étudier la richesse des relations entre texte et image qu'elles contiennent déjà. (...)
Dans le singe grammairien, Octavio Paz trace la cartographie fine des mouvements de sa pensée autour de quelques questions primordiales: la tension entre la progression des mots ("ils s'écoulent, ils sont le temps"), et un autre point de vue ("le point de vue simultané"), pour lequel les phrases apparaissent comme "de grands blocs immobiles et transparents". "Quiétude vertigineuse", densité de l'image qui s'oppose et s'entrelace au passage et à la dispersion du discours. Et comme chez Michaux, on trouve chez Paz le sentiment d'une différence irréductible". Sans commune mesure donc, ce qui signifie à la fois une absence de registre commun, mais aussi l'expression de quelque chose d'exceptionnel, qui dépasse la norme, la mesure commune, dans les relations qui s'établissent entre les deux termes. Et c'est bien de cela qu'il va s'agir.
Ces quelques observations ne font que souligner à quel point il serait risqué d'avoir de cette question une approche trop rigide. Les catégories dans lesquelles on cherche parfois à faire entrer les oeuvres menacent de virer à l'énumération borgésienne. Pourtant, elles ont leur utilité, dans la mesure où elles permettent une attention plus fine aux relations entre texte et image.
On pourrait ainsi partir (en mettant l'accent sur la fonction du texte dans son rapport à l'image, ce qui est déjà un postulat de départ qui fait problème) du niveau (en apparence) le plus simple: le titre de l'oeuvre. On passerait de là à la question de la légende (au sens élargi), autrement plus complexe, et qu'il faudrait repenser, au lieu de se contenter de reproduire inlassablement les remarques de Walter Benjamin sur ce point. Car certes le texte apparaît bien comme un élément d'ancrage de l'oeuvre, destiné à en orienter la lecture en évitant "les mécanismes d'association". Mais cela ne saurait être tenu pour l 'essentiel de la pensée de Benjamin sur les rapports entre texte et image, et encore moins sur l'image en général, comme l'a très bien montré Georges Didi-Hubermann.
Après cette fonction "littéralisante" du texte-légende, on pourrait examiner la présence, à l'intérieur de l'oeuvre elle-même, d'un texte matériau ou d'un texte message, composante à part entière de l'oeuvre. Le statut variable de ce texte-matériau ou texte-message ouvre évidemment un éventail très large de pratiques - du slogan au texte-objet ou "sculpture".
En suivant la même logique, on pourrait ensuite examiner tout ce qui concerne l'élément narratif au sens le plus large - non seulement le contenu narratif éventuel du texte, mais la manière dont l'oeuvre s'organise en séquences ou en séries, en "récits" et "contre-récits". Ici aussi, on trouverait une grande variété d'exemples, d'une séquence d'images explicitement agencées (chez Duane Michals, par exemple), à des images dans lesquelles l'élément discursif/narratif est figuré dans l'image sous une forme condensée ou elliptique (certaines photographies de Robert Frank), jusqu'à un extrême où le texte absent apparaît néanmoins comme une des conditions de la lecture de l'image, de son "dépliement". Il faudrait également prendre en compte les exemples nombreux d'oeuvres visuelles dans lesquelles le programme iconographique et/ou narratif est entièrement constitué par un texte, absent en tant que tel de l'oeuvre, mais présent en filigrane.
Beaucoup ont insisté (Jeff Wall notamment) sur la nature "poétique" de l'image photographique, en signifiant par là que la condensation temporelle à l'oeuvre dans certaines photographies se rapproche de l'expérience poétique (et notamment d'une poétique surréaliste telle qu'elle apparaît dans Nadja). Plus généralement, le texte fonctionne souvent comme un programme plus ou moins explicite de l'image: programme narratif ou iconographique, ou programme interprétatif. Ainsi, beaucoup d'oeuvres contemporaines ne peuvent-elles être lues qu'à la lumière d'un protocole dont la connaissance est indispensable à leur compréhension. On pense évidemment à certaines productions de l'art conceptuel (dans lesquelles l'élément textuel peut avoir une place primordiale voire exclusive), mais aussi à l'usage important qui est fait de la citation ou de la référence historique. (...)
Un autre point de fuite de ce système texte-image (qui fuit décidément dans tous les sens), serait fourni par le couple image-voix, dont le prototype reste évidemment le cinéma, mais que l'art contemporain se réapproprie aujourd'hui sous la forme de l'installation vidéo. (...)
Les catégories et sous-catégories peuvent ainsi multipliées. Toutes sont utiles pour repérer et décrire finement des pratiques spécifiques. Mais elles se perdent vite dans la dispersion et scintillement taxinomique. Une autre manière d'envisager les choses pourrait se formuler ainsi: l'association texte-image ne constitue pas seulement une source inépuisable de production de dispositifs et de sens, elle permet d'en penser la structure même. Elle est, par exemple, au coeur de la pensée conceptuelle - celle des artistes que l'on regroupe sous cette catégorie, mais aussi celle de théoriciens qui les accompagnent. Elle est ainsi au coeur de la réflexion de Roland Barthes, dont les travaux, depuis ses tout premiers textes sur la photographie jusqu'à La chambre claire, sont contemporains de la grande période de l'art conceptuel.
Roland Barthes, on s'en souvient, voyait dans la photographie une véritable utopie sémiotique, dans lamesure où elle permet l'articulation de deux systèmes de signes. "Message sans code", elle peut apparaître comme une pure image de dénotation, un "enregistrement" sur lequel viennent ensuite se plaquer des codes culturels: "tout se passe comme s'il y avait au départ (même utopique) une photographie brute (frontale et nette), sur laquelle l'homme disposerait, grâce à certaines techniques, les signes issus du code culturel. Seule l'opposition du code culturel et du on-code naturel peut, semble-t-il, rendre compte du caractère spécifique de la photographie et permettre de mesurer la révolution anthropologique qu'elle représente dans l'histoire de l'homme, car le type de conscience qu'elle implique est véritablement sans précédent..." Barthes pense ici pour l'essentiel à la photographie de presse ou à la publicité qui lui servent d'exemple, dans lesquelles un message linguistique assure la fonction de signifiant de connotation, et vient imposer des codes culturels sur une image "muette". Mais sa remarque (comme tout ce qui précède et suit dans ce texte fondateur) a en fait une fonction multiple. Tout d'abord, elle identifie en la photographie une image d'un type radicalement différent: parce qu'elle est une image mécanique, un "enregistrement" et non une transformation, elle représente à ses yeux "un fait anthropologique mat", à la fois "absolument nouveau et définitivement indépassable".Barthes conclut sur une phrase dont le bien-fondé n'a cessé d'être vérifié: "La photographie ne serait donc pas le dernier terme (amélioré) de la grande famille des images, mais correspondrait à une mutation capitale des économies d'information."
Le rôle du texte, quant à lui, peut être double: texte-relais, texte-ancrage, distinction là aussi fondatrice pour l'analyse des rapports texte-image. Dans sa fonction de relais (rare en tant que telle dans l'image fixe), "la parole (le plus souvent un morceau de dialogue) et l'image sont dans un rapport complémentaire; les paroles sont alors des fragments d'un syntagme plus général, au même titre que les images, et l'unité du message se fait à un niveau supérieur: celui de l'histoire, de l'anecdote, de la diégèse". Si cette fonction est surtout mise en évidence au cinéma et dans la bande dessinée, on verra son utilité dans des oeuvres telles que celles du Boltanski des années 60, de Jean Le Gac, de Richard Prince mais aussi celles d'Eric Rondepierre.
La fonction-ancrage nous est peut-être plus familière, car elle est au coeur d'un débat ouvert sur la lecture de l'image.Walter Benjamin en a donné une formulation célèbre et quelque peu obscure. A la fin de sa "Petite histoire de la photographie", il écrit: "Mais une chose est passée inaperçue de Wiertz comme de Baudelaire, c'est l'injonction qui repose dans l'authenticité de la photographie. Si un reportage dont les clichés n'ont d'autre effet que de s'associer par le biais du langage permet de l'escamoter, cela ne sera pas toujours possible. L'appareil photo deviendra toujours plus petit, toujours plus prompt à saisir des images fugaces et cachées, dont le choc éveille les mécanismes d'association du spectateur. Ici doit intervenir la légende, qui égrène dans la photographie la littéralisation des conditions de vie, et sans laquelle toute construction photographique demeure incertaine".
On trouve ici rassemblé dialectiquement le mouvement complexe de la pensée de Benjamin sur la question des rapports entre le texte et l'image photographique. Celle-ci est en quelque sorte condamnée à l'authenticité, mais elle doit pour cela contenir deux dérives possibles. L'une est liée au modèle narratif, sous la forme du récit journalistique qui associe et enchaîne les images, au détriment de leur vérité propre; l'autre est, à l'inverse, le danger inhérent au pouvoir de l'image de provoquer un choc et des associations incontrôlables chez le spectateur. C'est ce que la légende doit s'efforcer de contenir. D'un côté, il y aurait donc un excès discursif, qui impose un modèle narratif, un "texte"; de l'autre, une insuffisance de langage, qui laisse le champ libre aux associations "sauvages"; entre les deux, la dialectique de la légende qui garantit un ancrage et une "certitude", un "égrenage" du littéral.
Ce modèle, construit pour une photographie de type journalistique, semble s'être imposé (sous u ne forme caricaturale), au point qu'il gouverne aussi bien les conventions du journalisme populaire ("le choc des images, le poids des mots"), que les élucubrations sur le caractère "sauvage" de l'image photographique. On notera pourtant que dans un autre passage non moins célèbre du même essai (celui où il évoque une remarque attribuée à Brecht, selon laquelle une photographie des usines Krupp ne dit rien des conditions réelles de fonctionnement de ces usines), Benjamin parle de la nécessité d'une construction (et non seulement d'une légende). Le modèle textuel n'est donc pas le seul recours contre la dispersion anarchique des associations individuelles devant l'image. Celle-ci "parle" aussi au travers de son organisation plastique, sa composition, les règles propres à son support technique.
Le rapport entre image photographique et texte apparaît donc comme un feuilletage complexe et parfois contradictoire. Là où le texte semble absent, laissant la place à l'"authenticité" de l'image, c'est en fait un texte caché qui programme l'image. Là où l'image semble énoncer la vérité d'une situation arrêtée, elle fonctionne en réalité comme une machine à produire des associations, c'est à dire de formes discursives. Parce qu'elle est arrêt d'une situation dynamique, elle semble condenser en elle tout un potentiel d'énergie et d'associations qui la rapprochent, selon certains, de l'écriture poétique.
Mais ce modèle d'une "prose poétique" renvoie à une époque ancienne, qui a trouvé son apogée avec les surréalistes. ce que les technologies numériques ont rendu banal (et irréversible), c'est l'existence d'images prises dans des flux ininterrompus, sans ancrage ni durée. Non pas exactement sans référent, car elles sont souvent des images de quelque chose, mais sans attaches, sans mémoire, comme si elles n'émanaient d'aucun regard en particulier. Car la capacité quasi illimitée de stockage des machines ne constitue en rien une mémoire véritable, laquelle suppose une relation vécue à l'histoire. Image et texte semblent donc aujourd'hui unis dans l'indifférencié archival du multimédia, soumis à un même traitement qui les rapproche par de-là tout ce qui les séparait.
Et cette situation appelle des gestes iconoclastes semblables à ceux des avant-gardes historiques pour briser cette consistance, cette nouvelle "nature" dont le caractère artificiel et idéologiquement artificiel se masque derrière une évidence. L'avant-gardisme des "nouvelles textualités" évoqué en ouverture est donc à mettre en regard d'autres tentatives pour retrouver une matérialité, une "logique" des médiums et des appareils, à une époque où ces composantes semblent implicitement abandonnées, au même titre que les autres notions liées au modernisme. (la suite prochainement...)
Régis Durand, L'excès et le reste, Editions de la Différence, 2006.
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