Blog proposé par Jean-Louis Bec

jeudi 15 novembre 2012

Que d'art que d'art


Rubrique : art et photographie


Tant que l'art passait directement de l'atelier de l'artiste aux appartements privés du collectionneur - on pense à  L'origine du monde de Courbet- nous pouvions envisager que l'oeuvre serait contemplée dans l'espace purifié de la conscience esthétique. Nous n'étions pas choqués par les aspects anti-esthétiques ou pornographiques de l'image, pour la simple raison que nous étions aveugles à ces aspects. Tout comme dans les cours de dessin où -prétendument- l'on ne voit pas la nudité des modèles. L'oeuvre d'art était soumise à un seul système de valeur et ne donnait pas prise à d'autres formes de jugement. Maintenant que l'art est devenu public, il ne peut prétendre s'adresser uniquement aux esthètes. Cela dit, il y a déjà longtemps qu'il a fallu voiler les nus de Michel -Ange.
La sécularisation de l'art nous oblige à démystifier notre rapport aux oeuvres: il n'y a pas de perception esthétique pure. Ce fantasme survit dans l'idée, défendue par des juristes, que l'art ne peut être violent et obscène. Les manifestations artistiques auraient une valeur en soi, une valeur distincte et indépendante de toutes les autres formes de valeur, y compris financières et sémiotiques: l'oeuvre n'aurait pas besoin d'avoir du sens car ce dernier est toujours restitué par des interprétations à partir de contextes culturels et historiques.
En fait, il en va autrement, l'objet d'art peut combiner plusieurs valeurs, mieux encore, chaque système de valeur - esthétique, financier, éthique, sémiotique...- est enchevêtré aux autres en une interdépendance. C'est pourquoi une image peut être à la fois une création artistique, une représentation obscène et une revendication politique. Le fait de proposer une expérience esthétique n'exclut pas de pouvoir inciter à la violence ou l'immoralité. C'est la frontalité des oeuvres: là où elles affrontent et confrontent, là où leur diversité leur permet de mettre à l'épreuve les défenses de la société sur tous les fronts.

Le problème principal ne vient pas du fait que nous ne saurions départager entre l'art et le non-art, entre l'oeuvre exposable et l'exhibition obscène. Ce n'est pas tant qu'un matériel pornographique choquant usurpe l'appellation d'art mais que la  platitude puisse dorénavant se donner des allures de provocation pour se poser comme martyr du droit à l'expression et usurper ce nom d'art. La censure devrait être abolie pour cette simple raison que sous son règne n'importe quelle platitude quelque peu provocante peut se réclamer de la liberté d'expression et se donner pour avocat tous les opposants à la censure, du moins tous les intellectuels qui ont pour théorème que tout ce qui fait triompher le droit à l'expression doit nécessairement être de l'art.

Il y a des conséquences perverses à consacrer en tant qu'art un droit de provoquer, comme si l'art pouvait nous garantir une immunité culturelle et nous mettre à l'abri des conséquences de nos actes sur le plan politique et sur le plan des moeurs. En effet, l'art apparaît bientôt comme une provocation de l'élite qui se moque des préoccupations populaires face à la violence et à l'immoralité, au crime et à la drogue. Il devient apparent que des objets sont appelés "oeuvres" non parce qu'on a émis un jugement esthétique positif à leur endroit, mais parce qu'en protégeant ces objets, le milieu de l'art entend faire avancer la cause du droit à l'expression, dont il se veut le champion.
Il semble que nous jouissions d'une grande liberté d'expression, que nous ne redoutions pas les sujets politiques et religieux. Cependant, nous confondons cette liberté avec un système de tolérance où toute expression est une inscription sociale de l'humain, où "tout est artistique" jusqu'à preuve du contraire. Ce qui a pour effet pernicieux de permettre aux directeurs de galerie et aux conservateurs d'éviter d'avoir à se prononcer -sinon d'avoir à nuancer leurs jugements. La réflexion esthétique devient rapidement un jeu de leviers lorsqu'il suffit d'invoquer le jugement de certaines autorités. Ces mêmes conservateurs sauront cependant interdire l'entrée au musée de certains objets: l'objet ne tombe pas sous le couperet d'un jugement esthétique négatif, mais se trouve exclu en raison d'un mouvement d'opinion qui pourrait avoir des conséquences sur l'image du musée, sur la réputation de l'institution. Les adversaires de l'art ont tôt fait de signaler ces inconsistances et de désigner l'art comme "abri moral" qui profite à ceux qui veulent se placer au-dessus de la morale publique.
Aujourd'hui, l'expérience esthétique peut receler des incitations à la violence ou à l'immoralité. A contre-courant, le musée en tant que temple de la moralité persiste à reconduire le fantasme de la perception esthétique pure. Loin de l'agitation des enclaves politiques, le musée tient davantage du salon de la haute société que de l'agora populaire. Le musée n'est certainement pas prêt à donner la parole aux groupes d'intérêts et, pourtant, il retient les artistes qui sont les porte-parole officieux de ce groupes d'intérêts.
(...)
L'Etat veut censurer les images qui incitent à l'immoralité et à la violence. L'artiste, lorsqu'il n'est pas occupé à se conformer aux règles pour assurer sa place dans le système des galeries et des musées, veut contrevenir au pouvoir d'une culture normative et façonner -au delà du matériau de l'oeuvre- la conscience et la perception de ses contemporains. L'artiste qui produit des oeuvres publiques médiatisées doit provoquer. Il s'emploie ainsi à tester continuellement les lignes de défense de la société sur la question es races, des sexes, des convictions religieuses, etc. Ce qui est certes louable; ce qui l'est moins est que, sitôt que l'oeuvre a provoqué un remous dans les profondeurs, elle remonte à l'air libre du ciel esthétique, se trouvant ainsi chargée d'une aura artistique pour avoir provoqué une réaction extra-artistique! Qui a parlé d'une hypocrisie de l'esthétique?

Michaël La Chance, Frontalités, Censure et provocation dans la photographie contemporaine,  vlb éditeur, 2005.



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