Rubrique : texte et photographie; langage et photographie
La photographie est le seul art qui a fait voyage de sa parole, qui s'est autant déplacé, qui a autant cheminé d'un point à un autre, d'une région du globe à une autre. Le médium photographique appelle au changement de lieu, à l'errance et à la déambulation. Les photographies viennent d'ailleurs. Ou plutôt, elles font exister l'ailleurs. Il est très rare qu'un photographe n'ait pas voyagé durant sa vie. Ce qui n'est pas le cas du peintre qui peut se tenir indéfiniment dans le lieu fermé de son atelier. Le photographe, lui, donne à voir le monde, en mouvement, en diachronie, en démultiplication, en temps réel. Et étrangement, l'écriture, les grandes écritures, l'écriture fragmentaire dans son ensemble, travailleraient depuis cette fuite en avant, cette façon de parcourir l'espace, de parler de l'espace en le parcourant, en l'épuisant. La littérature est une façon de photographier (avec) la langue. Nous pourrions dire: les différentes langues rendent compte des différents lieux intraversables de la photographie. Oui, parce que ce sont toujours des lieux qui résistent à être traversés. Ce ne sont jamais des photographies de voyage, comme tout un chacun peut en faire et comme pour nous dire "j'y suis allé". Les grandes photographies, celles qui viennent d'ici et d'ailleurs, ne donnent jamais à voir la présence du photographe ou sa justification photographique à faire ces images. Elles donnent à voir un lieu où l'on ne va pas (où l'on ne voit plus), mais où personne ne peut re-voir ce qu'elles donnent à voir. Et, étrangement, c'est comme si elles nous disaient: "je n'y suis pas parvenu" et presque -parfois, nous pourrions vraiment le penser -"je n'y suis pas allé". A la vue de ces images, nous ne savons plus où nous situer, nous voyons l'ailleurs, mais en place, dans sa trace, dans sa difficulté d'être et de rester.
Photographies de l'exil, écriture de fragments, "carnet" fragmentaire. Les carnets de voyages qui sont toujours des fragments, des notes, des interruptions. L'écriture fragmentaire qui est à son tour un carnet de voyage: présence de l'ailleurs qui se déplace en son absence. Le carnet de notes est un objet imprévisible. Et pour cause, il est un bout de vie, un fragment de vie, une "carte postale". Il est une vacance de l'écriture. Lieu inoccupé, foisonnement de la période creuse. Lieu où l'on peut couper court. Et en même temps, ce n'est pas un roman, ni un récit, c'est une surface pleine de réel, un jet d'écriture. Et nous insistons: ce n'est pas une manière d'aborder la présence, mais de la vider d'elle même, de la dé-cartographier. La Carte postale de Derrida est-elle autre chose qu'une expérience de la décartographie? L'écriture y démobilise la géographie. Elle se rebelle contre la distance et contre l'espacement, ou pire, conter toute étude de l'espacement.
La Carte Postale, comme la photographie, est un laissé-pour-compte. Un compte-rendu inachevé de ce qui a été vu et de ce qui, pour ainsi dire, n'a pas été écrit (vécu). Renvoyons à la première phrase introductive à la Carte Postale: "Vous pourriez lire ces envois comme la préface d'un livre que je n'ai pas écrit." Et le reste du livre serait blanc. Ce mouvement postal est pourtant destiné à errer, d'une poste à l'autre, jusqu'à la poste restante. Pourquoi? Parce qu'à la fin, Derrida ne sait plus à qui il écrit et pour dire quoi, pour envoyer quoi: "Qui écrit? A qui? Et pour envoyer, destiner, expédier quoi? A quelle adresse? Sans aucun désir de surprendre, et par là de capter l'attention à force d'obscurité, je dois à ce qui me reste d'honnêteté de dire que finalement je ne le sais pas." Ce qui reste de la Carte Postale est l'histoire d'un compte à rebours, d'un manque abyssal, d'une difficulté à dire dans la latence du temps qui sépare, sévit, arrive à échéance.
Anne-Lise Large, La brûlure du visible, photographie et écriture, L'Harmattan, 2012.
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