Rubrique : art et photographie
A propos d'une photo du jeune Kafka: "Le garçon, âgé d'environ six ans, est vêtu d'un costume d'enfant, trop étroit, presque humiliant, surchargé de passementeries; il pose dans une sorte de jardin d'hiver, sur fond de feuilles de palmier. (...). Il disparaîtrait certainement au milieu d'un tel arrangement si les yeux démesurément tristes de l'enfant ne dominaient ce paysage fait pour eux.
Dans son insondable tristesse, cette image fait pendant aux premières photographies, où les gens ne jetaient pas encore sur le monde, comme ici le jeune Kafka, un regard perdu et délaissé. Il y avait alors autour d'eux une aura, un médium, qui, traversé par leur regard, lui donnait plénitude et assurance. Là encore, l'équivalent technique de ce phénomène est évident: c'est le continuum absolu de la lumière la plus claire à l'ombre la plus obscure. Ce qui, du reste, confirme une fois de plus la loi selon laquelle les nouvelles découvertes s'annoncent déjà dans les techniques anciennes; car l'art du portrait, avant son déclin, avait produit une floraison unique du mezzotinto. Assurément, ce procédé de gravure à la manière noire constitue une technique de reproduction qui ne devait s'associer que plus tard à la nouvelle technique photographique. Comme sur les gravures en mezzotinto, on voit chez Hill la lumière se frayer malaisément un chemin à travers l'ombre: Orlik parle d'une "concision de l'éclairage", due au longs temps d'exposition, et qui fait la "grandeur de ces premières photographies". Parmi les contemporains de l'invention, Delaroche remarquait déjà cette impression générale "jamais atteinte auparavant, précieuse, et qui ne nuit en rien à la tranquillité des masses".
Voilà pour le conditionnement de l'aura. Certaines photos de groupe, en particulier, retiennent encore une fois cette manière légère d'être ensemble, telle qu'elle apparaît un bref instant sur la plaque, avant d'être ruinée par le "cliché original". C'est cette zone vaporeuse que circonscrit parfois, de façon belle et significative, l'ovale à présent démodé de la découpure. Aussi se méprend-on sur ces incunables de la photographie quand on souligne leur "perfection artistique" ou le "goût" dont ils témoignent. Ces images sont nées en des lieux où chaque client voyait dans le photographe d'abord un technicien de la nouvelle école, tandis que le photographe voyait en chaque client un représentant de la nouvelle classe montante, pourvu d'une aura qui se nichait jusque dans les plis de sa redingote. Car cette aura n'est pas seulement le produit d'un équipement primitif. En ces premiers temps de la photographie, l'objet et la technique se correspondent aussi rigoureusement qu'ils divergeront par la suite, dans la période de sa décadence. Bientôt, en effet, les progrès de l'optique fournirent des instruments qui supprimèrent entièrement l'obscurité et reflétèrent le visible avec la fidélité d'un miroir. Mais cette aura que l'éviction de l'obscurité par des objectifs plus lumineux élimina de l'image tout autant que la croissante dégénérescence de la bourgeoisie impérialiste l'avait éliminée du réel, les photographes de la période postérieure à 1880 se crurent tenus d'en recréer l'illusion par tous les artifices de la retouche, en particulier par l'usage de la gomme bichromatée. Ainsi, particulièrement dans le Jugenstil, la mode fut à un ton crépusculaire entrecoupée de reflets artificiels; mais én dépit de cette pénombre, il se dessinait toujours plus clairement une pose dont la raideur trahissait l'impuissance de cette génération face au progrès technique.
Et pourtant ce qui juge en définitive de la photographie, c'est toujours la relation du photographe à sa technique. Camille Recht a caractérisé cette relation par une belle image. "Le violoniste", dit-il, "doit d'abord former le son, il doit le chercher et le trouver avec la rapidité de l'éclair; le pianiste frappe le clavier: le son retentit. L'instrument est à la disposition du peintre comme du photographe. Le dessin et le coloris du peintre correspondent à la sonorité du jeu de violon, l'art du photographe comme celui du pianiste se distinguent par l'aspect mécanique, qui leur impose des contraintes spécifiques auxquelles le violoniste échappe en grande partie. (...). Il existe cependant, pour filer la métaphore, un Busoni de la photographie, et c'est Atget. Tous deux furent des virtuoses, en même temps que des précurseurs. Ils ont en commun une extraordinaire faculté de se fondre dans les choses, associée à la plus haute précision.(...)
Atget a atteint le pôle de la suprême maîtrise ; mais avec la modestie opiniâtre d'un grand expert qui vit toujours dans l'ombre. (...). Le premier, il désinfecte l'atmosphère suffocante qu'avait répandue le portrait photographique conventionnel de l'époque de la décadence. Il purifie -mieux: il dissipe- cette atmosphère. Il inaugure cette libération de l'objet par rapport à l'aura, qui est le mérite le moins contestable de la nouvelle école photographique. Lorsque des revues d'avant-garde comme Bifur ou Variété présentent des photos légendées "Westminster", "Lille" qui montrent de simples vues de détail -tantôt un bout de balustrade, tantôt la cime dénudée d'un arbre (...) ce n'est là qu'une mise en valeur littéraire de motifs découverts par Atget. Il recherchait ce qui avait sombré et disparu, et c'est pourquoi des images de ce genre s'en prennent aussi à la sonorité exotique, brillante, romantique des noms de ville. Elles pompent l'aura du réel comme l'eau d'un navire en perdition. Qu'est-ce au juste que l'aura? Une trame singulière d'espace et de temps: l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il". Un jour d'été, en plein midi, suivre du regard la ligne d'une chaîne de montagnes à l'horizon ou d'une branche qui jette son ombre sur le spectateur, jusqu'à ce que l'instant ou l'heure ait part à leur manifestation, c'est respirer l'aura de ces montagnes, de cette branche. Mais "rapprocher" les choses de soi, ou plutôt des masses, c'est chez les hommes d'aujourd'hui un penchant tout aussi passionné que le désir de réduire l'unicité de chaque situation en la soumettant à la reproduction. De jour en jour s'affirme plus impérieusement le besoin de posséder l'objet d'aussi près que possible, dans l'image, ou plutôt dans la reproduction. Et il est évident que la reproduction, telle qu'en dispose le journal illustré et les actualités filmées, se distingue de l'image. En celle-ci l'unicité et la durée sont aussi étroitement liées qu'en celle-là la fugacité et la reproductibilité. Dégager l'objet de son enveloppe, détruire son aura, c'est la marque d'une perception qui a poussé le sens de tout ce qui est identique dans le monde au point qu'elle parvient même, au moyen ela reproduction, à trouver de l'identité dans ce qui est unique".
Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie (1931), in Sur la photographie, Editions Photosynthèse, 2012.
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