Petite revue bibliographique, modeste et brouillonne, axée sur la photographie. Mots, citations, extraits de textes d'auteurs traitant de la photographie ou de toute autre discipline pouvant se rapporter de loin ou de près à la photographie.
Blog proposé par Jean-Louis Bec
vendredi 30 novembre 2012
public privé ; privé public
Rubrique: lecture de photographies
Avant même que les rayons X traversent la peau et les muscles pour révéler le squelette, on croyait la photographie capable de traverser l'enveloppe des apparences. On la crut ainsi capable d'objectiver la présence des esprits et des morts, de matérialiser l'aura immatérielle attachée à chacun ou encore de révéler la personnalité cachée et profonde du sujet photographié.. Elle n'était pas seulement un miroir du visible, mais un miroir de l'invisible, un miroir véritablement "magique". Cette conviction survit dans la façon dont la photographie est appelée à "révéler", dans nos sociétés, ce qui est habituellement caché...ou qui devrait, pour certains, le rester.
A vrai dire, depuis son invention, la photographie menace tous ceux qui veulent se cacher! L'appareil photographique a été utilisé très tôt par les militaires pour dévoiler les cachettes ou les ruses de l'ennemi, le "bertillonage" a ruiné l'anonymat du criminel et la photographie a toujours été considérée par un conjoint jaloux comme la preuve absolue d'une infidélité. (...)
Avec la photographie, il n'y a pas d'image totalement "intime" ni totalement "publique". Il n'y a plus qu'une utilisation des images, autrement dit une forme de regard que nous portons sur elles. Cette situation est nouvelle. La photographie impose un "espace de l'image" qui n'est ni tout à fait un espace public ni tout à fait un espace privé. C'est un espace flottant et indéfini susceptible de se déplacer tantôt d'un côté et tantôt de l'autre. D'ailleurs l'ouvrage théorique le plus célèbre sur la photographie a été écrit par un penseur apologiste du flottement et de la dérive, Roland Barthes. Et il nous parle, dans cet espace public, d'une expérience très privée, la mort de sa mère...
Mais cet "espace flottant" est aussi, heureusement pour les photographes, un espace de liberté. Ce qui pourrait être voyeurisme sans appareil photographique devient, par la grâce de l'image capturée, une oeuvre. Une fois de plus, la photographie révèle ici sa fonction d'auxiliaire du processus d'assimilation psychique du monde. C'est l'existence de ce processus qui explique qu'une photographie "indiscrète" au moment où elle a été prise puisse ensuite acquérir une signification sociale totalement différente, lorsque le groupe social a fait sien le regard du photographe.
Les photographies de femmes algériennes prises par Marc Garanger nous confrontent précisément à ce flottement du sens de toute image. Alors qu'il faisait partie du contingent des appelés en Algérie en 1960, Marc Garanger dut, en une dizaine de jours, photographier près de deux mille femmes algériennes. Ces clichés étaient destinés à régulariser la situation de celles-ci vis-à-vis des autorités françaises d'occupation par la constitution de cartes d'identité. Ces femmes algériennes, sur ordre du commandant de garnison, furent donc forcées de se dévoiler. Premier paradoxe: alors que Marc Garanger faisait ces images en obéissant à un ordre militaire, il perçut immédiatement leur force de dénonciation de cette sale guerre. Ces photographies étaient donc perçues par lui différemment de l'usage social auquel elles étaient destinées. Cette situation le mettait dans un tel état de tension qu'il devait, chaque fin de journée, "s'asseoir dans un coin pendant une heure pour décompresser".
Second paradoxe, ces photographies destinées à un usage public identitaire sont reçues aujourd'hui, trente ans plus tard, tout différemment. On y voit maintenant le brûlot dénonciateur que Marc Garanger y percevait dès l'origine. Sa relation personnelle à ces images est devenue publique. Mais ce n'est pas parce qu'il aurait en quelque sorte convaincu son public d'y voir ce que lui même y voyait. C'est le regard porté collectivement sur cette guerre qui a changé la signification de ces images pour le public français (les autres pays ne s'y étant en général pas trompés depuis le début...)
Serge Tisseron, Le mystère de la chambre claire, Les belles lettres/Archimbaud, 1996.
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