Blog proposé par Jean-Louis Bec

lundi 1 octobre 2012

L'envers est à l'endroit


Rubrique : lecture de photographies


Gilles Mora: ... parlons donc de cette variante des "contacts successifs", assez récente dans votre oeuvre, qu'on peut appeler des images tête-bêche. Mais d'abord une question: cela fait-il partie de ce que vous avez appelé, par ailleurs, des "photolalies"?

Denis Roche: Vous faites allusion à un petit livre, texte et photos, parus en 1988 aux éditions Argraphie, à un faible nombre d'exemplaires. Ce livre, effectivement intitulé Photolalies, avait été pour moi l'occasion d'inventer un mot qui définissait bien, me semblait-il, le plus ou moins de dialogue qui pouvait s'établir entre deux photos publiées sur deux pages d'un livres, en vis-à vis. Je disais: "J'appelle photolalie cet écho muet, ce murmure de conversation tue qui surgit entre deux photographies, très au-delà du simple vis-àvis thématique ou graphique." Et plus loin: "le jeu va consister à montrer comment s'opère une photolalie et ce qu'elle nous dit. Mais surtout la succession des pages ira selon le goût d'une variation musicale, dégageant des massifs plus évidents que d'autres, du face-à-face à la litanie, du clin d'oeil à la simple insinuation."
En somme, je pourrais dire qu'à cette époque je m'était étonné qu'il n'existe pas un mot pour désigner ce qui se passe entre deux photos quand on met en pages un catalogue ou un album de photographies. Mais il y a toutes sortes de photolalies, dès lors qu'on veut voir si deux photos placées en vis-àvis ont quelque chose à se dire. Le petit livre auquel vous faites allusion était une tentative de pousser l'expérience le plus loin possible. (...)

Gilles Mora: Revenons donc à ces photos tête-bêche. Est-ce que vous vous souvenez de la première fois que vous vous êtes livré à cette.... expérience? J'allais dire à cette facétie... Car, là, il ne pouvait s'agir de hasard, mais bien d'un volonté délibérée de votre part de construire deux images qu'on pourrait dire contraires, l'une étant exactement l'envers de l'autre (encore qu'envers ne convienne pas vraiment).

Denis Roche: Je m'en souviens très bien. (...)
Alors, cet après-midi à Nice, j'ai cherché mon ombre et j'ai regardé comment elle cheminait en ma compagnie, sur le gravier d'abord, sur les jouets abandonnés, sur les fauteuils de toile, qui étaient restés dehors. L'un d'eux m'a retenu, sa forme biscornue qui faisait comme un creux de coquille vide bordé d'un fer noir avec ma silhouettte sombre lovée dedans. J'ai déclenché, me disant -ne cherchons pas pourquoi- que je dessinais avec ce fauteuil une sorte de valet de carreau, une image de carte à jouer. Et, bien sûr, l'image du valet tête-bêche m'est apparue: j'ai retourné mon appareil sens dessus dessous et j'ai déclenché à nouveau.
C'est peut être pour cette raison que la figure photographique du tête-bêche s'est imposée, le plus souvent avec des portraits ou des ombres portées. Quelquefois aussi, plus récemment, avec des nus.(...).
J'ai recouru assez souvent à ce procédé. Mais est-ce vraiment un procédé? C'est plutôt un jeu. Il faut creuser...
Ce n'est pas toujours convaincant, c'est presque toujours dérangeant. Quand je fais des images tête-bêche, ou je les retiens parce qu'il s'agit de deux images qui entrent en conflit dès lors qu'elles sont agrandies et exposées côte à côte, ou ce conflit ne se produit pas et alors ce ne sont que deux images tête-bêche, rien d'autre. S'il se produit, par contre, un léger trouble entre les deux, suffisant pour que je me demande, ayant entre les mains les deux tirages agrandis, laquelle était dans le bon sens et laquelle est l'envers de l'autre, alors ça peut devenir intéressant, et notamment dans une exposition quand se pose le problème de les disposer sur le mur: Laquelle faut-il mettre à gauche, c'est à dire d'abord, et laquelle doit être placée à droite, c'est à dire ensuite.

Gilles Mora: C'est un problème que vous ne vous posiez certainement pas quand vous avez commencé à faire des photos..

Denis Roche: C'est une question de relation à l'ordre formel. Faut-il, cet ordre, continuer à l'ordonner encore et encore jusqu'à le pousser dans ses derniers retranchements, ou faut-il en chercher la dislocation?
Faut-il chercher à ruiner le processus, à ruiner ce qu'on sait de sois-même dans ce qu'on a déjà publié ou exposé?
Que dit l'esthétique?
Ici, je citerais volontiers une phrase de Genet: "Tout roman, poème, tableau qui ne se détruit pas, je veux dire qui ne se construit pas comme un jeu de massacre dont il serait l'une des têtes, est une imposture". C'est intéressant que ce soit précisément Genet qui le dise, lui l'écrivain à la phrase si classique, lui qui est hanté par la langue française du dix-septième siècle, la plus respectueuse justement d'un ordre précisément réglé... Il faut donc déconstruire et, en même temps, cette déconstruction doit être encore plus radicale que ce qu'elle prétend déconstruire. Pour en arriver finalement à ceci: encore plus de beau, encore plus de soi-même, encore plus du Denis Roche...

Denis Roche, La photographie est interminable, entretien avec Gilles Mora, Seuil, 2007.



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