Rubriques : lecture de la photographie ; photographie objective et/ou subjective
Chute du Mur de Berlin, 1989. Révolution du Jasmin en Tunisie, 2011. Comment des photos locales peuvent-elles avoir une portée mondiale au point d'engendrer ou, du moins, de participer à des mythes globaux? Comment ne pas passer de l'interrogation photographique locale à des usages idéologiques globaux?
La photographie est plus qu'une technique, une technologie ou un art global. C'est une pratique locale, une "forme culturelle", qui s'impose dans les environnements. La photographie est intégrée aussi bien à la sphère privée qu'aux espaces publics et ses représentations s'articulent avec ses modes de réceptions.
Démarche artistique universelle, assurément, mais aussi miroir social local, en inversé ou non, les évolutions techniques et les usages sociaux ont fait naître de nouveaux métiers (photojournaliste, photographe de mode, etc.) et l'image photographique s'est installée dans le politique, pour les amateurs comme pour les professionnels, comme support de mémoire, comme production de fantasmes. Cette omniprésence est induite par une croyance au rôle de la machine qui reproduit le monde sans participation du sujet humain, premier mythe global de la photographie.
Les photographies induisent souvent des récits et participent globalement à un partage. Ainsi, des "photos font l'histoire", ou plutôt contribuent à des constructions historiques, comme celle de l'homme ouvrant sa chemise devant le char du Printemps de Prague ou encore celle de la personne avec son sac de courses devant le blindé de la Place Tienanmen. Voici une deuxième mythologie, celui de la photographie qui participe à la signification, qui donne du monde un image ordonnée et compréhensible, dans les exemples proposés, récits fondateurs en définitive hors du temps, institués.
Avec la photographie, c'est aussi le mythe de l'image fidèle, de l'objectivité, issu des débuts de la photographie au XIX e siècle, qui perdure en dépit de tous les scandales et controverses. Il confronte des démarches et des usages à des normalités qu'on croirait dépassées: il en est ainsi des autocensures d'expositions récentes, comme l'exposition Larry Clark, interdite aux mineurs par la Ville de Paris en septembre 2010 pour éviter les protestations de personnes susceptibles d'être choquées par les scènes de violence, sexe ou drogue. Rappelons-nous qu'Edgar Degas avait subi de semblables critiques, au sujet notamment de sa statue d'une danseuse de 14 ans, montrée à l'Exposition universelle de 1881 et dont le visage était jugé "vicieux". Ces sculptures ont peut-être incité l'artiste à ne pas exposer ces sculptures de son vivant, dont 150 furent retrouvées en 1917, après sa mort, dans son atelier. Ce qu'il en était pour la sculpture, à la fin du XIX e siècle, en est donc toujours pour la photographie.
Autres exemples d'usages mimétiques de la photographie: des dictateurs, tels Jivkov en Bulgarie, ne permettaient aux journaux que de publier des photos sélectionnées par leur cabinet. Leur entreprise d'histoire mémorielle érigent des photographies comme emblèmes de nôtre temps, comme, par exemple, le lever du drapeau américain sur l'îles Iwojima qui n'est qu'une mise scène. Les simulations scientifiques peuvent présenter des photos colorées de particules élémentaires ou de grossissements énormes, mobilisant alors une esthétique abstraite à leur démarche. Il s'agit aussi, dans cet exemple, d'une instrumentalisation du mythe global de la photographie. L'instrumentalisation s'est pourtant installée désormais puisqu'une bonne partie des milliards de photos produites et téléchargées par les amateurs sur la toile sont retravaillées par des logiciels bon marché.Ces dernières peuvent-elles pour autant avoir un rapport plus critique aux photographies et à leurs usages? Voilà tout l'enjeu d'une éducation, d'une initiation, par l'apprentissage social, à l'image et à la transformation du rapport au vrai.
L'oeuvre d'art, l'objet installé comme tel dans le social, ne semble désormais plus choquer. La reconnaissance comme un art confère un statut particulier. La situation de la photographie est plus complexe. Ainsi, les publics reconnaissant toujours une objectivité mécanique à la photographie, malgré l'évolution citée plus haut. Le travail de sélection et de mise en forme du photographe doit toujours être revendiqué. La généralisation du numérique a fait évoluer le rapport à la photographie, renforçant ainsi le rôle du sujet fabricant, mais aussi la manipulation de l'image.
Après la critique "post-moderne" de cette objectivité mécanique, de nouvelles formes de représentation s'imposent, liant objectivité et subjectivité, articulant signes et signifiés. Dans ce contexte, la photographie est bien une construction plastique, un miroir évidemment déformé du réel.
L'ambivalence reste générale, dans les représentations comme dans les usages, entre expression culturelle et/ou artistique et objectivation supposée du réel. Les usages ont intégré les conséquences de la généralisation de nouvelles compétences: celles de la lecture des images: Désormais les images expliquent, systématisent et autorisent les spéculations. Sont-elles pour autant suffisamment installées dans le social pour remplir des fonctions identiques au verbe, au langage? L'image est en même temps, dans les représentations, réalité et fiction, art et témoignage, création et miroir. La valeur pragmatique de l'image s'impose par les usages et désormais les dimensions esthétiques et fictionnelles s'articulent avec le scientifique et l'objectif, forcément relativisé.
La photographie s'est également installée dans des usages locaux, la généralisation du numérique induit des productions personnelles dont les limites sont vertigineuses. Ces photographies sont à la fois mondialisées par leur production sur l'Internet et utilisées localement. En particulier, l'usage de Facebook pour un demi-milliard d'internautes occasionnels ou non implique la publication de milliards de photos. A l'heure de la globalisation, la photographie peut-elle justement participer à un mythe global? C'est justement la permanence sur l'Internet de ces milliards d'images qui met en question le caractère global du mythe. Ces photos s'inscrivent dans l'environnement des quotidiens, celui des images et des photographies dont les usages locaux s'avèrent complexes: le marché des albums photos est toujours important et de mêmes photographies peuvent être réunies pour des usages familiaux, amicaux, en même temps que leur diffusion sur Facebook les propose à des millions d'anonymes. Une même photographie peut ainsi se voir attribuer des fonctions différentes, selon son mode de publication, par les mêmes personnes.
Plus généralement, il convient également de s'interroger sur ces usages en termes de tensions, d'oppositions pour examiner comment les photographies participent à ces logiques sociales.
Les interactions entre global et local, pour la photographie, sont ainsi multiples et complexes. La croyance universelle dans un monde objectif produit par la machine se matérialise à chaque fois dans des pratiques locales. Il s'agit de définir en permanence ce qu'est le réel sans l'homme et d'en faire usage, depuis les apparitions de spectres fixées sur une plaque, jusqu'au petit Ahmed tué en Palestine, ces images et leurs récits partagés sont au coeur du débat de la société sur elle-même.
Et si des créateurs d'images, des artistes, des photographes pouvaient aider à mieux interroger la localisation contemporaine?
Et si la localisation artistique contemporaine était une suspension de la fuite, de sa propre fuite, afin de séjourner dans le suspens ou dans le flux de l'oeuvre, dans les objets, les images et les processus?
Et si la localisation contemporaine permettait de quitter la folie des grandeurs et d'agir à un niveau minuscule, mais effectif?
Et si elle était une condition nécessaire d'une éthique possible?
Et si elle obligeait à réinterpréter le contemporain small is beautifull et l'antique. Parmi les choses, les unes dépendent de nous, les autres n'en dépendent pas d'Epictète?
Et si la localisation contemporaine devait aussi être ouverture à l'humanité dans son universalité et refus du communautarisme tribal et grégaire?
Et si la localisation contemporaine était la condition de possibilité d'une mondialisation positive, particularisante et enrichissante, à la différence de la globalisation négative, uniformisante et aliénante?
Et si elle permettait de passer de l'universel abstrait à l'univers concret?
Et si la photographie pouvait nous y aider, opposant mythe global et usages locaux?
Ivaylo Ditchev, Gilles Rouet § François Soulages in La photographie, mythe global et usage local, L'Harmattan, 2012.
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