Blog proposé par Jean-Louis Bec

mercredi 10 octobre 2012

Le miroir aux dents longues


Rubriques : photographie objective et subjective ; art et photographie


Pour bien appréhender la représentation artistique comme lieu de projection de l'image du corps, référons-nous à l'approche du photographe et théoricien espagnol Joan Fontcuberta lorsqu'il ajoute à la figure, déjà prépondérante, de Narcisse celle, plus étonnante, du vampire.
Cette figure est née des récentes évolutions de l'art et rejoint aujourd'hui son éminent antagoniste millénaire. Le vampire est, en effet, l'antagoniste du Narcisse se mirant dans l'onde puisqu'il ne possède aucun reflet. Le folklore qui forme les structures des croyances attachées aux créatures assoiffées de sang fluctue énormément. Il reste divisé entre les coutumes populaires des Carpates et de l'ensemble de l'Europe Centrale, et les manipulations scénaristiques hollywoodiennes. (...). Il reste cependant généralement admis que le vampire ne peut jamais observer son reflet, quelle que soit la nature de la surface réfléchissante. "Par extension, "narcisses" et "vampires" désigneraient donc des catégories opposées dans le monde de la représentation. Chez les uns prévaut la séduction du réel; chez les autres la frustration du désir, la présence cachée, la disparition."

La théorie que Fontcuberta développe dans Le Baiser de Judas - Photographie et vérité, repose sur l'idée que la photographie artistique contemporaine commencerait à se muer de l'état de narcisse à celui de vampire. Il propose de démontrer cette idée en confrontant deux exemples de photographes: Diane Arbus et Cindy Sherman. Deux artistes, deux générations qui se suivent et un décalage évident.

Arbus investit une photographie humaniste et analyse les problématiques sociales en choisissant des individus dits "marginaux" pour modèles comme, par exemple, les travestis. Echantillons de vie, échantillons de réel, ses modèles, même soumis à la mise en scène photographique, restent présents à l'image en tant que personne observée au quotidien. Arbus cherche dans son environnement, et sans le changer, ses sujets artistiques; elle possède des habitudes techniques et de mise en scène parfaitement identifiables. Elle privilégie le format carré, les poses frontales, une lumière au flash direct. Mais elle reste encore proche des habitudes documentaires en laissant présents de nombreux détails formels qui créent l'espace et suggèrent souvent une narration.

Sherman, quant à elle, développe un regard volontiers critique. Tourné vers une certaine forme de caricature, son travail interroge la possibilité de saisie du réel et s'inspire des clichés des représentations du corps essentiellement cinématographiques et médiatique. Sherman interroge ainsi la représentation elle-même plutôt que le vivant. Au gré de ses séries photographiques, elle remet en scène des images de fictions ou médiatiques sans avoir pour autant de références identifiables. Elle rejoue ainsi les habitudes et les clichés visuels auxquels l'industrie cinématographique et les médias nous ont habitués. Certaines de ses séries sollicitent l'utilisation de prothèses qui soulignent la posture critique de l'artiste alors confronté au grotesque. L'esthétique, la morale et les concepts de Sherman sont radicalement différents de ceux d'Arbus. Elle crée une mise en scène du corps comme lieu de fiction. Son art désenchanté renonce aux idéaux et au mysticisme. Elle ne va pas, comme Arbus, à la rencontre des caractères qu'elle portraiture mais s'arrête à leur état de projection, à leur état d'image. Ainsi, Sherman ne cherche même pas à rencontrer les personnes susceptibles de devenir ses modèles et prend le parti de poser elle-même travestie selon les circonstances. Le point fort de cette démarche repose sur le refus catégorique de l'artiste de considérer sa création comme un travail d'autoportrait. Elle y voit, au contraire, l'égarement de l'identité dans le flot des figures socialement cohérentes et, pour cette raison, éloignées de toute psychologie individuelle. De fait, "elle ne s'intéresse pas à l'expérience directe de la réalité, mais à son sédiment. Ce sont des images qui renvoient à d'autres images. Ses déguisements évoquent donc la dépersonnalisation, la notion d'identité est ramenée à une mise en scène."

Arbus fait ainsi figure de Narcisse en mêlant une vocation documentaire et une artistique. Elle exprime à la fois son attachement au réel qu'elle croit pouvoir saisir, son interprétation personnelle de ce qu'elle observe et représente, et sa création photographique. Elle se réappropie le médium et le charge d'un regard et d'une mise en scène qui outrepasse sa première volonté informative pour y placer un sens lui-même générateur d'une posture artistique.

Pour Sherman, la photographie marque et permet l'existence d'un discours artistique, une pure construction maîtrisée par l'artiste au coeur d'une mise en scène revendiquée comme telle. Si Arbus admet l'existence réelle du sujet qu'elle photographie et son rapport à un environnement social, Sherman, plus cynique, ou pour le moins sceptique, voit la personne comme forme d'un langage prédéterminé par une culture. Le Narcisse croit encore à la vérité du reflet et à son indépendance, à sa vie? "A l'opposé, pour la logique cynique du vampire, la réalité n'est qu'un effet de construction culturelle et idéologique qui ne préexiste pas à notre expérience. Photographier, en somme, est une façon de réinventer le réel, d'extraire ce qu'il y a d'invisible dans le miroir et de le révéler." Cette logique marque une posture méfiante grâce à laquelle l'artiste peut donner naissance à l'univers plastique qui lui est propre et qui devient son discours. Si l'artiste ne croit pas au réalisme de sa production plastique, il devient, en effet, plus libre dans sa démarche créatrice et s'ouvre à une réflexion plus complexe. Il rappelle, par cette démarche, que le sujet qu'il traite est l'objet de ce traitement et ne peut, en rien, être une reproduction fidèle de sa perception quotidienne.

Lorraine Alexandre, Les enjeux du portrait an art, L'Harmattan, 2011. 

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