Blog proposé par Jean-Louis Bec

jeudi 6 septembre 2012

positif négatif


Rubriques :  perception, vision et photographie


"Tu ne feras pas d'images quelconques des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, qui sont plus bas que la terre dans les eaux. Tu ne te prosterneras point devant elles et tu ne les serviras point."
Ce refus, cette condamnation biblique intransigeante des images, à l'origine de toutes les traditions religieuses ou philosophiques iconoclastes, dénonce dans  l'image une îdolatrie, une tromperie, un leurre, qui nous écartent, nous détournent de la réalité, de la vérité et nous asservissent à des faux-semblants, en un mot, qui nous distraient de l'essentiel.
"Distraire", "Distraction", sont des termes qui, dérivés du latin "distraherer", désignent étymologiquement, l'action de tirer en diverses directions, et, ce sera longtemps le seul sens de ces mots, le fait de détourner notre attention d'un objet vers d'autres, de disperser notre conscience, notre présence à nous-mêmes et au monde, de l'égarer en la faisant sauter, papillonner, d'un objet à l'autre.
Or, n'est-ce pas là l'oeuvre et le propre de la conscience imageante? Nous parlerons de conscience imageante plutôt que d'images mentales. Le mot image évoque en effet d'abord des objets matériels, des icônes dessinées, peintes, sculptées, qui se donnent pour des représentations sensibles des êtres et des choses. Et la notion d'image mentale n'est peut-être que la projection inadéquate dans la pensée de ces représentations matérielles objectives, inertes, juxtaposées. Jean-Paul Sartre et Gaston Bachelard ont, chacun à sa façon, voulu détacher les pouvoirs de l'imagination de ces modèles matériels, perceptibles, pour rendre à l'imaginaire cette immatérialité, cette évanescence, ce pouvoir de s'absenter, de négation et de création, cette capacité de s'évader hors du perçu, qui font la force de l'imagination. Mais, du même coup, si imaginer c'est soit poser des objets comme absents, existant ailleurs ou inexistants, irréels comme le pensait Sartre, soit "s'absenter, s'élancer vers une vie nouvelle", vers une "surréalité" ainsi que l'écrivait Bachelard, force est de reconnaître dans l'imagination une puissance de distraction, de détachement du présent, du perçu: détachement rétrospectif, retournement de la conscience, de l'attention au présent vers une attention du passé, dans la mémoire imageante; détachement prospectif, affranchissement des limites du présent et du passé, anticipation du futur dans l'imagination poétique, créatrice. La distinction artificielle, superficielle, entre deux types d'imagination, reproductrice et créatrice, s'efface alors d'ailleurs, devant leur commun pouvoir de nous libérer des pesanteurs du perçu. Notre imagerie mentale est bien distraction, qu'il s'agisse des images oniriques, ou de la symbolique des oeuvres d'art, l'art étant, selon Rimbaud, "le grand refus" du réel.

C'est cette capacité de néantisation, de déréalisation ou de "surréalisation", cette fonction de l'iréel ou cette quête d'un surréel, qui valurent à l'imagination un procès classique et, contradictoirement, une exaltation romantique. En fait, comme la distraction, l'imagerie mentale est intrinsèquement ambivalente. Capacité de s'absenter de soi et du monde, elle dissipe la vigilance de la conscience qui présentifie notre vécu. Mais elle peut aussi, comme la distraction légendaire des savants ou des philosophes, ne nous détourner des apparences sensibles que pour mieux concentrer notre énergie spirituelle sur des réalités intelligibles plus dignes de notre attention. Platon nous rapporte la mésaventure de Thalès, qui, la tête dans les étoiles tomba dans un  puits, suscitant les rires d'une servante, qui trouvait comique qu'un grand sage ne voie même pas ce qui est à ses pieds. Mais Platon retourne l'ironie contre les rieurs, en observant que cette distraction volontairement sélective du sage est la condition de l'accession à la réalité intelligible des Idées et que, si on l'entraînait vers ces hauteurs vertigineuses, la servante en perdrait la tête.
Certes l'image n'est pas le concept, imaginer n'est pas concevoir, comme le soulignait Descartes en remarquant que s'il est possible de concevoir un chiliogone, un polygone de mille côtés, il est par contre impossible de l'imaginer. Cependant, le même Descartes concède qu'un recours à l'image peut être utile en géométrie. Et Kant crédite les schèmes de l'imagination d'une fonction positive de médiation entre les phénomènes empiriques sensibles et les concepts intelligibles de l'entendement. Ainsi, l'imagination rendrait en quelque sorte sensible l'intelligible et intelligible le sensible. Actualisant cette fonction médiatrice, Freud et Lacan ne nous suggèrent-ils pas que l'imagination jette un pont entre le réel et l'imaginaire, au sens de l'irréel, en inventant le symbolique? Symbolique des images oniriques, qui est une sorte d'apprivoisement de la sauvagerie du désir refoulé. Symbolique des oeuvres d'art, sublimation de nos aspirations spirituelles à un absolu, jamais pleinement satisfaites. Nietsche ne soulignait-il pas que "nous avons l'art pour ne pas périr de la vérité"? C'est reconnaître l'ambivalence essentielle de cette distraction, de cette évasion de l a conscience imageante, qui enfante certes des illusions, substituts agréables d'une réalité affligeante, mais aussi des illusions vitales, qui sont des stimulants de la vie, accouchant d'un imaginaire qui n'est pas nécessairement un irréel, mais peut être aussi, selon une formule d'André Breton "ce qui tend à devenir réel".
D'ailleurs nous retrouverons les mêmes pouvoirs ambivalents dans la fonction de "Divertissement" des images matérielles, graphiques, picturales, plastiques et aujourd'hui photographiques, cinématographiques, télévisuelles, numériques, virtuelles.

Lucien Guirlinger, Distraction in Philosophies de l'image, éditions m-éditer, 2010.

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