Blog proposé par Jean-Louis Bec

vendredi 1 juin 2012

Nouvelle dimension


Rubriques : mémoire, temps et photographie ; art et photographie


Au départ du chapitre de son Cours d'esthétique consacré à la musique, Hegel risque une généalogie des arts d'une tonalité singulièrement moderne dans ce qu'elle a, tout ensemble, de génératif et de soustractif. En premier lieu viennent l'architecture et la sculpture, lesquelles prennent place parmi les objets du monde extérieur et opèrent l'une et l'autre dans les trois dimensions de l'espace empirique. Par réduction, on passe à la peinture, dont le concept implique l'élimination d'une dimension, trois moins un: l'art se développe au point de se convertir en une pure magie de couleurs qui n'en est pas moins encore de nature spatiale, liée aux deux dimensions de la surface ou le moi intérieur se projette sous l'espèce de configurations stables de formes et de couleurs. En dernier lieu vient la musique, laquelle se manifeste sur un mode en apparence strictement linéaire, unidimensionnel et éphémère; procédant moins de la disparition ou de l'élimination d'une dimension supplémentaire de l'espace, trois moins deux, que de la suppression de la spatialité en général, et a essentiellement pour tâche de permettre au moi le plus intime, à la subjectivité la plus profonde, à l'"âme idéale", de trouver un écho dans l'élément pur et fugitif du temps.
L'architecture et la musique correspondraient ainsi aux deux pôles extrêmes entre lesquels se distribueraient, conformément à la distinction introduite par Lessing dans son Laocoon, les arts désignés d'un côté comme ceux de l'espace (architecture, sculpture et peinture), et de l'autre comme ceux du temps (poésie et musique). Loin de lui assigner le plus haut rang dans la hiérarchie des arts, Hegel tenait l'architecture pour le plus grossier d'entre eux: incapable qu'elle serait, à l'en croire, d'exprimer adéquatement l'esprit en usant de matériaux astreints aux lois de la pesanteur, son rôle se réduirait à lui fournir un cadre ou un environnement extérieur sans autre signification, en termes de représentation, que symbolique. La musique, au contraire, représentait pour l'auteur du Cours d'Esthétique l'art "romantique" par excellence, disposant comme elle le fait d'un matériau aussi éthéré que le son, lequel implique une double négation de l'extériorité, toute dimension spatiale étant immédiatement annulée par la façon dont le corps réagit à une vibration qui est du même coup convertie en un mode d'expression de l'intériorité pure.

L'opposition strictement conceptuelle entre l'espace considéré en tant qu'élément de l'extériorité et de l'objectivité et le temps, ou la durée, tenu pour l'élément propre de l'intériorité et de la subjectivité, est contredite par la réalité du mouvement: le mouvement qui doit être défini en termes d'espace et de temps, -si ce ne sont, à l'inverse, l'espace et le temps qui demandent à être conçus en termes de mouvement. La forme , en musique, est liée au mouvement, comme le mouvement l'est à la forme, et en appelle à une descente dans la texture du temps dont cet art s'autorise, en dépit de sa prétendue "linéarité, pour se réfléchir après coup dans l'image de sa propre architecture. Si l'architecture, pour reprendre la métaphore de Schelling, est comme une musique gelée, pétrifiée (eine erstarrte Musik), la musique ne serait-elle que de l'architecture en fusion, décongelée?
(...)

La peinture a longtemps été associée à l'architecture, la perspective offrant aux architectes et aux peintres l'instrument qui leur permettait de passer librement de l'espace à trois dimensions dans lequel l'architecture prenait place, au plan bidimensionnel sur lequel elle était représentée, et vice versa.
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l'opération semblait exclure toute prise en compte du temps, ou de la durée.
Cet état de chose a été profondément altéré par la découverte de la photographie et l'invention du cinéma. Non seulement l'irruption de la photographie aura ébranlé la notion traditionnelle de l'art en substituant, comme l'a montré Walter Benjamin, à la question du statut qui pouvait être assigné à la photographie dans la hiérarchie des arts, celle de la valeur de l'oeuvre d'art elle-même à l'heure de sa reproductibilité technique (par les moyens, entre autres, qui sont ceux de la photographie), mais elle en appelait à la transformation du système des arts tel qu' Hegel pouvait encore le concevoir. Benjamin n'aura pas été le premier à observer que la photographie offrait une meilleure prise sur une oeuvre d'art, et d'abord sur un monument, que celle qu'autorisait l'objet lui-même. Mais cette donnée d'expérience ne dérivait pas seulement de la maîtrise qu'est censée assurer sur un objet à trois dimensions, en particulier un objet architectural, sa réduction aux deux dimensions du plan, laquelle était acquise de longue date. Ce que révèle la photographie, et plus encore le cinéma, c'est que l'architecture ne saurait être conçue seulement comme un art de l'espace: place doit être faite, jusque dans son concept, au temps et au mouvement.

Hegel n'avait pas à caser dons son système la photographie et le cinéma, et demeurait libre de considérer l'architecture et la musique comme les deux pôles de l'art, l'un statique et l'autre dynamique. La peinture elle-même ne se sera affranchie du règne de la matière que pour se laisser prendre par celui de l'illusion.. Entend-elle faire sa part au mouvement (...) qu'elle ne peut faire mieux que l'évoquer, le suggérer, ou l'"exprimer", sans réussir à le produire, ni même à l'imiter.
(...)
La découverte de la photographie a bouleversé la classification des arts. Car la photographie, dès l'origine, aura été liée au temps autant qu'à l'espace. Elle l'était à l'espace comme à l'élément dans lequel opère la projection qui autorisait la réduction de l'objet, ou du modèle, aux deux dimensions d'une "vue". Mais elle l'était aussi bien au temps qui était celui de la pose, comme à la condition nécessaire à l'impression de l'image sur la plaque sensible ou la pellicule. Au temps, mais non à la durée, dès  lors que le temps d'exposition impliquait l'élimination du mouvement: Il faudra attendre l'"instantané"  pour voir la photographie se mesurer au mouvement, à quoi elle ne réussira qu'en le fixant, ou le "gelant". Pendant longtemps la photographie aura ainsi été prise entre deux pôles d'attraction contraires. d'un côté, l'analyse du mouvement tel qu'elle se prêtait à l'enregistrer et à le représenter à travers une suite de vues instantanées; et de l'autre, l'image de la stabilité dont l'architecture était tenue pour le parangon, elle qui semblait résister aux ravages du temps et demeurait immobile devant l'appareil mieux que ne savait ou ne pouvait le faire le modèle vivant, voire une nature morte, tout en donnant prise aux jeux toujours renouvelés de la lumière et de l'ombre.
Il aura fallu que vienne le cinéma pour en finir définitivement avec l'opposition entre les arts de l'espace et ceux du temps sur laquelle reposait la classification traditionnelle des arts. La notion de projection, qui constituait depuis la Renaissance l'une des bases communes aux arts du disegno, architecture, sculpture et peinture, prit alors un sens nouveau: loin d'être conçue plus longtemps comme un procédé géométrique opérant dans les deux dimensions du plan, elle acquit un sens dynamique, par l'adjonction qu'imposaient la mécanique de la caméra et le déroulement du film d'une troisième dimension qui n'avait plus rien de spatial, une dimension proprement temporelle. S'appliquant à l'art de bâtir, un tel développement devait être de grande conséquence: l'approche cinématographique de l'architecture impliquait qu'on en usât avec elle dans l'optique non seulement du temps, mais du mouvement conçu non plus comme translation dans l'espace mais comme changement dans la durée.

Hubert Damisch, La dénivelée, Seuil 2001.


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