Rubriques : perception, vision et photographie; fiction, récit et photographie; photographie objective et subjective
La relation entre la fiction et la photographie est complexe : pour être crédible la fiction s'en référerait à la photographie, c'est du moins ce qu'affirme Margaret Armstrong dans son ouvrage sur le réalisme lorsqu'elle inverse le rapport entre la photographie et le réalisme. Tout comme Philippe Hamon, elle considère comme fondamentale l'invention de média originaux au XIX e siècle qui ont permis l'apparition de nouvelles manières de voir. La littérature n'a pas manqué d'être influencée par ces découvertes technologiques et Nancy Armstrong étudie comment une mentalité, une esthétique en viennent à être modelées par une médiation, un mode de représentation.(...)
La fiction réaliste aurait donc subi l'influence de la photographie tout comme celle du pittoresque. (...).
C'est l'esthétique du pittoresque qui aurait façonné le paysage à l'image de sa représentation fantasmée, idéalisée. L'opposition esthétique entre le rugueux et le lisse, l'importance prêtée au détail qui arrête l'attention, contre le tout intégré du Beau, auraient complètement modifié la théorie du voir au XVIIIe siècle et préparé le chemin de la révolution photographique. C'était aussi une conséquence des nouveaux flux économiques et des changements intervenus avec l'apparition du papier monnaie. Tout à coup, la copie valait pour l'original qui conservait cependant sa valeur, tout comme le papier-monnaie valait pour l'or. Le principe de convertibilité est à la base de ce système d'échange, de transaction, qui comble le fossé entre le signe et la substance. D'où aussi, Pour N. Armstrong la convertibilité de la terre en projet paysager qui supprimait les traces du travail agricole et permettait l'équation entre le goût et l'amateur cultivé. Dans la lignée du pittoresque, la photographie correspondait à des manières de voir formées par les appareils optiques comme la camera obscura, le télescope, le microscope. Voir était relié au savoir apparemment "objectif". (...)
L'univers s'élargit puisque des images inaccessibles à l'observateur ordinaire devinrent accessibles. L'image en vint à déterminer comment il convenait de voir les choses. (...) Le monde fut donc perçu comme une image photographique qui fixait les normes de la vision. D'où aussi les nombreuses discussions à la fin du XIXe siècle pour déterminer si la photographie était un art à part entière ou bien une source documentaire comme une autre. C'est le moment aussi où se dessine une forme de poésie douteuse, celle du pittoresque de la pauvreté et des quartiers miséreux qui, comme les gravures de Gustave Doré, devinrent sujets de photographie et de curiosité pour les classes privilégiées, se rangeant sous la bannière de ce genre que N. Armstrong appelle à la suite d'autres, "the urban gothic". Les photographies de Glasgow par Annan en sont un bon exemple. L'esthétique pittoresque avait définitivement fait de la pauvreté une manifestation artistique. Les portraits des pauvres alors se caractérisaient par une esthétique de l'irrégulier et de l'hétérogène (héritière du pittoresque) contrastant avec l'esthétique lisse et floue des portraits des classes nanties. La leçon de piano reproduite dans l'ouvrage de N. Armstrong fonctionne sur le modèle pictural des célèbres tableaux de Renoir, par exemple, ce que l'on appelle "pictorial photography". D'où la différence entre "those who commissioned photographs from those were either paid to model or whose photographs could be taken" et l'ambiguité de la définition de la photographie comme: "the new scientific art". A la croisée entre science et art, la photographie permettait l'idéalisation d'un sujet en même temps qu'elle procurait une apparence d'objectivité, d'authenticité. D'où aussi l'ambivalence de la réaction du public partagé entre iconophiles et iconophobes.
Le monde fut alors perçu comme une photographie. Les règles de présentation, la distinction sociale, exigèrent du corps de se conformer aux stéréotypes photographiques. Pour exister à partir du milieu du XIXe siècle, il fallait être visible et être vu. Etait réel ce qui pouvait être saisi par une image photographique grâce à son illusoire caractère de transparence. La photographie permettait de voir ce que l'on ne voyait pas autrement, ce qui, à l'époque de Mesmer, époque fort éprise d'occultisme et de spiritisme, permettait de croire que les traces laissées sur les photographies par le déplacements des sujets étaient celles de corps célestes ou autres revenants, le médium prenant tout son sens au moment le plus fort du médiumisme. L'opposition transparence / opacité permettait l'accès à l'invisible. La photographie comblait aussi le désir d'archiver, répondant au souci de documentation. Amasser de l'infirmation visuelle, ce que Derrida appelait "archive fever", explique le lien qu'il y a entre l'archive et la photographie, entre cette dernière et les nouvelles sciences de l'identité. La phrénologie, la physiognomonie, la criminologie se mirent à utiliser la photographie pour rendre visible l'invisible, rendre le corps lisible, discerner les composantes psychologiques sous les traits du visage. D'où aussi la parenté avec la cartographie, relevé de terrains et portrait du monde, imago mundi.
La démocratisation du portrait et du sujet se joint à la manie classificatoire et fournit des masses documentaires: photos de visages, paysans, prostituées, fous, indigents, portraits de peuples divers, en particulier de l'Empire, mais aussi photos d'architecture, d'animaux, de plantes.
Dans la photographie, le rapport entre l'original et la copie est systématiquement renversé: c'est la copie qui prend valeur d'authenticité comme le montre la mode de fixer des portraits sur les cartes de visite.(...).
Les portraits prennent une signification non pas par rapport aux corps qu'ils représentent mais par rapport à un système d'images et par différenciation d'avec les autres images du système. Les individus se reconnaissent dans leur image. Phénomène de projection: l'écran remplace le miroir et son stade. Ce serait désormais par identification à une image que l'individu se constituerait, sous le regard de la mère.
Liliane Louvel, Texte/Image, Images à lire, textes à voir, Presses Universitaires de Rennes, 2002.
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