Blog proposé par Jean-Louis Bec

vendredi 11 mai 2012

Pas vu, pas pris ?


Rubriques : perception, vision et photographie; photographie objective et subjective 


Le perçu non aperçu. Comment imaginer la cécité? Même les yeux clos ne la figurent pas puisque nous voyons, dans la pénombre, tout ce que nous avons déjà vu. Et les paupières fermées n'empêchent pas l'éblouissement de la foudre. A préciser qu'on ne distingue pas ce qui se passe et intervient entre l'impression de la rétine et l'image perçue. Comme l'a dit Valéry: " Nous voyons au moyen de ce que nous ne voyons pas, quelques millimètres carrés sur une surface concave." Mais, en l'occurrence, il ne s'agit pas de regard ni de vision normale, pas de cette petite calotte sensible et réceptrice, pas de ce faisceau de lumière rétréci pour s'épanouir cérébralement en images, mais de cette obscurité de l'aveugle, de ces ténèbres intérieures que l'écarquillement des yeux ne modifie pas, mais bien l'avidité des sons, la dilatation du tact. On dit que la puissance de l'homme est dans le regard, dans l'angle, le mouvement, la fixité, l'adéquation, l'indépendance conservée de son regard, dans tout ce qui le fait centre. Des yeux qui ne laissent rien perdre et qui permettent ce qu'on ose appeler l'aveugle confiance dans les choses!
La cécité, les voyants ne peuvent la concevoir. Rappelons-leur alors tout ce qui exige l'obscurité et le chaos primordial pour être enfanté, l'absolu de la nuit de l'espace, le ventre maternel, la noire grotte de Platon, le flux de la pensée, le rêve et le somnambulisme. Et que ce que nous recevons des sens, ce n'est pas le mode extérieur, mais de quoi nous faire un monde extérieur, d'être contenu et contenant, construction de l'esprit et du corps, conscience de soi et des autres.
J'ai rencontré, à Prague, des enfants aveugles qui photographient ce qu'ils n'ont jamais vu et ne verront pas. Ils restituent la lumière dont ils ne savent rien. Ils transcrivent un monde qui les environne et les pénètre. Ils se meuvent comme sous la surface de l'eau où n'arrive pas la clarté du jour, mais ils y nagent avec une aisance qui stupéfie et un bonheur évident. Leurs images (mais le mot n'est pas adéquat) sont des reflets de sons et de surface tactile, des plans de leur profondeur sensorielle, des abîmes d'évidence.
Voir beaucoup c'est, dit-on, cesser de voir et passer du voir au savoir sans arrêt. Alors que, pour nous, l'abus multiplié de la vue aboutit au papillonnement mental et à cette surabondance qui annule la réflexion, la cécité entraîne ce qu'il faut bien appeler la vision concentrée, la révélation de la pensée, l'éclat intérieur.
Faire une oeuvre d'art consiste à construire une apparence. Qui déniera à ces enfants de Prague la beauté qu'ils font émerger du fond d'eux-mêmes, qu'ils nous donnent comme une fulgurance de leur clair-obscur, tandis qu'ils nous renvoient à notre absurde partie de colin-maillard télévisuel ?

Charles-Henri Favrod, Le temps de la photographie, Le temps qu'il fait, 2005.

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