Blog proposé par Jean-Louis Bec

mardi 15 mai 2012

Point de vue lumineux


Rubrique : art et photographie


Cela peut sembler paradoxal, mais le photographe n'est pas vraiment censé aimé le monde qu'il photographie, les choses et les gens qu'il fixe sur pellicule, à l'instant qu'il lui paraît idéal ou dans la rapidité du geste irréfléchi, presque comme par hasard. Non, ce qu'il a pour vocation d'aimer avant tout, c'est la lumière, comme le musicien aime les sons en premier lieu pour leurs combinaisons harmoniques et les variations mélodiques infinies qu'ils permettent. Certes, l'amour de la lumière pure n'exclut pas de manière catégorique l'amour des êtres et des choses, comme par la force d'un préjugé absurde, mais l'entreprise photographique poussée dans ses "retranchements philosophiques" ultimes n'est pas un acte de recueillement amoureux des formes physiques en tant que telles. C'est plutôt une volonté poétique de provoquer l'éclosion esthétique de gerbes de lumière réfléchies par les phénomènes visibles. Le "contenu" -l'effigie ou la scène offerte au regard- , ne fait pas à lui seul l'image car celle-ci est d'abord tramée par d'innombrables effets lumineux qui interagissent avec la structure moléculaire de la surface réceptrice.

La photographie "objectiviste" des années 1920-1930 nous a apporté, précisément, une confiance quasi mystique dans le détachement à l'égard de l'objet en tant que forme matérielle. Un artiste avant-gardiste tel Moholy-Nagy recherchait en photographie la rencontre de l'esprit humain avec la pure lumière émanant des choses, des êtres et des sources mêmes d'énergie lumineuse: le soleil, bien entendu, mais aussi les lampes électriques qui donnent le faisceau d'éclairage des photogrammes. En 1926, Moholy-Nagy écrivait de beaux textes lyriques à ce sujet, dans la revue Bauhaus: "L'esprit, dont il faut chercher l'origine, immanente, dans l'existence matérielle de l'homme, cherche la lumière, la lumière!". Les photogrammes de Moholy-Nagy expriment à merveille, avec un sens exigeant de la perfection formelle, cette recherche des effets lumineux par lesquels le principe spirituel de toute vie comme de toute création artistique rejoint la source de tout ce qui existe au monde: la lumière universelle.

Photographier, c'est structurer la lumière", enseigne-t-il, mais nul ne peut structurer formellement par la lumière s'il n'aime cette lumière qui rend toute chose visible. Le véritable objet de la photographie créatrice, c'est la corrélation plus ou moins fluctuante de la matière des choses en trois dimensions et du temps de projection de l'énergie photonique sur les surfaces matérielles. La signification intellectuelle de la lumière, condition et symbole de la vie spirituelle et physique sur terre, n'était pas à cette époque revendiquée seulement par les photographes "objectivistes"; elle était également affirmée par les peintres. Ainsi, Paul Klee était-il tout autant préoccupé philosophiquement par l'idée de la lumière génésiaque qui engendre le visible. Déjà, en 1911, il avait traduit un texte du peintre Delaunay, intitulé La lumière, qu faisait l'éloge de l'art de la lumière en peinture, et en 1926 sa Note sur le point gris réactivait le thème avant-gardiste de la création artistique par la mise en oeuvre symbolique des puissances originaires de la lumière cosmique.
Pour Paul Klee, le "Point gris" n'est pas un concept, c'est une désignation linguistique qui réfère à une vérité plastique universelle: la racine indescriptible à partir de quoi tout émerge au monde, esprit et matière. Or, le gris est symbolique du passage, aussi bien vers la lumière la plus vive, aveuglante, que vers l'obscurité la plus noire, la plus insondable. Le gris amène les choses à la visibilité, véritable centre d'émergence originelle des formes d'où jaillit l'ordre entier de l'univers. Lieu incernable de la cosmogénèse, il engendre la lumière, source de vie; le gris est commencement absolu dans la mesure où il est virtuellement lumière, soleil et feu. Recelant le principe de lumière, le gris est équivalent au "concept d'oeuf", selon Paul  Klee, qui fait donc par cette comparaison un éloge de l'archaïsme éternel de la lumière dans l'art autant que dans la vie. Dans son registre d'expression artistique favori, Moholy-Nagy ne faisait donc que refléter en photographie l'intuition cosmogonique primitive du jaillissement des formes sous l'action du feu solaire, intuition qui était prisée par les artistes spiritualistes du Bauhaus aussi bien que par ceux de la "Nouvelle Objectivité". Photographie et peinture donnent vie à des microcosmes de matière lumineuse, symboliques de la Génèse biblique.

Jean-Claude Chirollet, Photo-archaïsme du XX ième siècle, L'Harmattan, 2006.





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