Rubriques : art et photographie ; la psychologie du photographe
Le mode du dispositif -sur lequel repose la photographie industrielle qui s'impose partout- et celui de la poésie sont deux manières, différentes, d'être et de se rapporter à ce qui est.
Le dispositif institue la dévastation et l'errance. Pour lui, tout apparaît pris d'avance au sein d'un projet total: la maîtrise la plus effective, efficace et rationnelle de l'ensemble du réel. Le dispositif dispose de tout étant comme un élément d'un stock disponible -à disposition ou prêt à être commandé. Il considère les êtres et les choses comme des produits dans un supermarché. Ces visages d'enfants souriants, qui touchent tant, que l'on voit partout, niais, sont photographiés comme des boîtes de purée et des tablettes de chocolat. Rien d'eux n'est pris en garde, préservé.
Ce que le dispositif saisit est capturé sans aucun égard pour son être - il doit apparaître dans une présence lisse et stable. Le dispositif empêche d'emblée toute proximité réelle.
La poésie nomme, préserve, et prend sous sa garde ce qu'elle considère. Je ne peux photographier un visage ou un arbre qu'en sachant que ma manière de les montrer n'en épuise nullement la présence, que cette présence est d'une ampleur toujours neuve. Le photographe-poète assume que sa manière de photographier ne saisit rien, qu'au sens habituel du terme, il ne fait pas d'image -qu'il ne faut surtout pas que sa photographie devienne image. Il est ici, paradoxalement, un cousin du bon peintre, dont Matisse soulignait que les tableaux suscitent nécessairement "cette espèce de sentiment d'évasion et d'élévation de l'esprit", alors qu'une peinture dépourvue de cette qualité-là est "une image" - car que la photographie ne soit pas une image est paradoxal. Elle a souvent été comprise comme telle et ainsi distinguée de la peinture. Pourtant, depuis plus d'un siècle, des poètes sont venus qui ont demandé à la photographie de nous libérer de l'image et de toute anecdote - relevant ainsi le sens propre, bien qu'inapparent, de la photographie.
Le photographe-poète ne fait pas d'image. Il ne photographie pas un visage, un arbre ou le bleu du ciel. Non seulement parce qu'au lieu de saisir quelque chose, il l'abrite, mais plus radicalement encore parce que son attention ne se fixe pas sur quelque chose ou quelqu'un: elle est une modalité de l'espace, un rythme, la dimension espérée d'une rencontre. Photographier non pas la cheminée qui se dégage sur le ciel, mais la présence à partir de laquelle elle apparaît, et qui porte les nuages d'une blancheur aux contours fluctuants, le bleu du ciel dans son azur le plus calme et le plus réjouissant et les dessins de branches d'arbre qui se montrent dans leur étrangeté solitaire enfin reconnue. Présence nommée comme cet équilibre qui devient le don spacieux où s'abriter.
Photographier en une telle guise repose sur un émerveillement devant le fait que quelque chose soit et vienne à être de telle manière que nous en sommes les témoins capables d'une parole.
La photographie-poème devient parole quand, enfin, elle ne cherche plus à signifier, ne tente pas de qualifier, mais montre, comme le dit Martin Heidegger, en portant "aux sites de la pure sidération jusqu'au maintien en l'injonction par lequel s'en vient le souffle du silence, et où tout va, ajointé à son rythme, au devant de la destination.
La photographie plasticienne naît du refus de la vulgarité des images industrielles et de la nécessité d'un questionnement "plastique". Elle part pour sauver le regard.
Mais souvent, en chemin, elle perd l'orbe du poème -le risque le plus vif de l'instant décisif, l'effroi de ne plus savoir, l'entrée dans la nudité du devant; la nécessité de s'en remettre, sans condition, à l'injonction qui vient aux hommes et aux femmes de la grande patience. Elle se laisse séduire par de petites idées, des constructions constructions de petites idées, des assemblages de ces petites idées qui circulent partout, qui jamais ne sont éprouvées. Elle se repaît de son savoir-faire et de ses trucs de professionnel.
Si bien que les artistes sont souvent ceux qui trahissent la poésie, ceux qui y renoncent. Ils fabriquent des produits pour un marché construit non, certes, par l'emprise industrielle de la dévastation, mais par le conformisme béat des bien-pensants. Pour ces derniers, une photographie n'est jamais l'épreuve d'une brèche où le réel se déchire mais un élément culturel que l'on apprécie selon les codes et les usages d'un moment. Ah, les visages dévastés des fonctionnaires de la culture, privés de tout élan, privés de l'enthousiasme de ceux qui se sont trempés dans l'épreuve du regard et qui tentent de traverser l'enfer de la cécité.
Seuls les poètes -et peu importe ici qu'ils composent des poèmes ou les recueillent par leur lecture- espèrent le feu et souffrent de ne plus le voir, d'en être séparé. Ils l'appellent, l'invitent à les embrasser.
Fabrice Midal, La photographie, Editions du Grand Est, 2007.
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