Blog proposé par Jean-Louis Bec

mardi 24 avril 2012

L'art mis à l'oeuvre


Rubrique : art et photographie


Le poète William Bronk exprime en quelques mots ce que pensent la plupart des poètes: "Les idées sont toujours erronées". Cette conviction nous aide à expliquer pourquoi les artistes se sentent en porte-à-faux avec les courants intellectuels, le berceau des idées.William Carlos Williams a formulé la seule définition acceptable d'un point de vue artistique: "Pas d'idée, sinon dans les choses". Les généralisations sont inacceptables à moins qu'elles n'émergent sous nos yeux, nées d'une évidence concrète, spécifique, matérielle.
Si la philosophie devient l'ennemi des artistes, c'est qu'elle a tendance à violer la règle de Williams; elle peut trop aisément renoncer aux détails de l'expérience. L'esthétique est une discipline dont on se méfie dans les ateliers d'artistes parce qu'elle semble, inévitablement, éloigner des oeuvres d'art que l'on y produit. De même, les artistes pensent que l'esthétique détourne de la création; bien des écrivains et des peintres ont démontré que réfléchir longuement sur ce qu'est l'art ou ce qu'il devrait être détruit la faculté d'écrire ou de peindre. Citons l'exemple célèbre de Tolstoï dénonçant, sur la base de principes élevés, ses propres romans, sans parler des pièces de Shakespeare; et Coleridge dont la fascination pour l'abstrait prit une telle ampleur qu'écrire des poèmes lui devint peu à peu impossible.
Nous devons cependant prendre le risque de réfléchir si nous voulons que nos efforts prennent forme; et comme d'autres artistes je me mets à réfléchir au sens du mot beauté. Ce qui suit est une tentative pour la définir lorsqu'elle s'applique à la photographie.
Au préalable je dois prévenir que ma position est fondée sur des convictions (...). Le travail du photographe consiste, selon moi, non pas à cataloguer des faits indiscutables mais à tenter de rendre justice à son intuition et son espoir. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne doive pas se soucier de la vérité.

On définit habituellement l'esthétique comme "une branche de la philosophie qui traite de la nature de ce qui est beau et des jugements concernant la beauté". Quand j'étais étudiant, je me rappelle qu'il fallait une belle endurance pour suivre un cours d'esthétique fondé sur cette définition. La beauté est, dans la pratique, inévitable. C'est même une position qui détermine, en fait, ma décision de prendre des photographies. C'est l'apparition d'une qualité -beauté semble le seul mot qui convienne- dans certaines peintures et photographies qui m'a ouvert les yeux, et j'ai dû apprendre à vivre avec le vocabulaire correspondant à cette nouvelle vision, même si j'ai longtemps trouvé embarrassant d'employer le mot Beauté, alors même que j'y croyais.
Si le but véritable de l'art est, comme je le crois aujourd'hui, la Beauté, la Beauté qui m'occupe est celle de la Forme. La Beauté est, à mon avis, synonyme de la cohérence et de la structure sous-jacentes à la vie; ce n'est pas pour rien qu'Aristote met l'intrigue en premier sur sa liste des composantes de la tragédie, un genre littéraire qui, du moins dans sa forme classique, est une affirmation de l'ordre dans la vie. La Beauté est la manifestation principale du modèle présent, par exemple, dans les pièces de Sophocle et de Shakespeare, les romans de Joyce, les films d'Ozu, les tableaux de Cézanne, Matisse et Hopper, les photographies de Timothy O'Sullivan, Alfred Stieglitz, Edward Weston et Dorothea Lange.
Pourquoi la Forme est-elle belle? Parce que, je crois, elle nous aide à contrer notre pire crainte, celle que la vie pourrait n'être que chaos, et que donc, notre souffrance ne veuille rien dire.
(...) Comment l'art révèle-t-il la Beauté, la Forme? Tout comme la philosophie, l'art rend abstrait, simplifie. Il n'est jamais l'équivalent exact de la vie. Dans le domaine des arts visuels, ce tri soigneux en faveur d'un ordre s'appelle composition, et la plupart des artistes savent qu'elle est primordiale".
(...)
Si l'art a pour but la beauté et touche parfois à ce but, même si c'est toujours de façon imparfaite, comment fonder notre jugement artistique? Je crois qu'il faut que cet art nous révèle une Forme importante dont nous avons fait nous mêmes l'expérience mais à laquelle nous n'avons pas prêté l'attention qu'elle mériterait.Un art sait redécouvrir pour nous la beauté.
Donc un des critères d'évaluation de l'art est le degré de fraîcheur avec lequel il nous redonne la Forme.
(...)
La beauté d'une oeuvre d'art peut aussi se juger par son envergure. La plus grande beauté à tendance à embrasser davantage; les oeuvres d'art les plus importantes sont souvent celles qui ont en elles la plus grande diversité. A.R.Ammons a bien exprimé cela dans le poème "Sphère", où il a observé que "les formes les plus proches de l'informel sont celles qui nous inspirent le plus de crainte et de respect: elles suggèrent le divin". Il en est ainsi, je crois parce que la plus grande partie de l'existence semble informe presque tout le temps et que l'art qui prend en compte cette impression forte sait mieux nous convaincre parce qu'il n'évite pas le désagrément des faits.
(...)
Finalement, je crois que la réussite d'une oeuvre d'art peut se mesurer non seulement à sa spontanéité et à la diversité es éléments qu'elle réconcilie, mais aussi à sa facilité apparente d'exécution.Une oeuvre d'art se doit de donner l'impression d'avoir été exécutée facilement, je dis bien, l'impression car assurément aucune oeuvre d'art n'est facile à faire.

Robert Adams, Essais sur le beau en photographie (1989), Editions FANLAC, 1996.

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