Rubrique : art et photographie
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Jean-louis Bec, Auch 12/1994 arg |
Les approches théoriques et critiques n'ont pas manqué depuis les années 1980. Elles ont tenté bien souvent de fournir une explication à la présence devenue si manifeste de la photographie dans l'art contemporain. Quand ce processus s'est-il amorcé ? Comment s'est constitué cette légitimité? Quelles pratiques l'ont fondée? Comprendre et caractériser un tel phénomène a été l'enjeu de nombre d'essais historiques. Ce discours des origines -l'explication de "l'entrée en art" de la photographie- a consisté à reprendre l'histoire de l'art depuis le pop art des années 1950-1960 jusqu'à l'art conceptuel, avec ses dérivés du côté de la performance ou du land art, pour remarquer que les artistes ont de plus en plus fait appel à l'image photographique. Appropriation, expérimentation, document d'archives ou bien, à l'inverse, instrument de fiction, l'enquête tous azimuts sur ces pratiques et sur ces usages artistiques a permis de décrire les prolégomènes de la photographie contemporaine. Mais comment statuer sur le renversement qui s'est finalement opéré, et à partir duquel une photographie n'est plus un instrument mais une finalité? Contrairement à ce qui pouvait apparaître comme une "évolution", on s'est plu à caractériser une discontinuité. A partir de cette fin des années 1970, se serait alors opérée une "mutation" pour Lingwood et Chevrier. Pour Baqué, cette entrée en art est "paradoxale": c'est une sorte de "conversion" où ce qu'il y avait de moins artistique ans l'art -l'outil photographique- se retrouve plus ou moins brutalement élevé au rang de l'oeuvre elle-même.
Plus inspiré par le modèle sociologique, Régis Durand décrit ce phénomène comme celui d'une "autonomisation de la photographie"; c'est en se débarrassant de ses usages traditionnels que la photographie s'autonomise dans le champ de l'art. Abandonnant ce qui la reléguait dans la fonctionnalité, elle connaît une "assomption progressive vers une plus grande autonomie artistique". Jean-Claude Lemagny propose, quant à lui, une lecture qui mêle l'approche historique et esthétique: selon lui, la photographie serait venue "sauver" l'art contemporain d'une dématérialisation dont témoignerait l'art conceptuel. Toutes ces analyses, tournées vers la problématique d'une origine, débouchent en tout cas sur le rôle des avant-gardes des années 1960-1970 et de leur instrumentalisation de la photographie.
Nous restons persuadés que l'art conceptuel a constitué un lieu et un moment où la question de la photographie s'est trouvée au centre d'un débat dont elle n'était nullement l'enjeu en tant que pratique spécifique. Mais où elle apparaît comme un levier dans le redéploiement de notions générales de l'art contemporain. On peut caractériser ces enjeux en observant les analyses qui ont été produites sur les relations entre photographie et art conceptuel. (...)
John Roberts insiste avant tout sur le paradoxe qui est au coeur du conceptualisme britannique. Il tient en une remarque: comment expliquer la forte présence de photographies dans un mouvement ouvertement en lutte contre la primauté du visuel? Est-ce là le signe d'un échec des postulats conceptualistes ?
Roberts invoque la nécessité d'ouvrir l'histoire de l'art conceptuel à cette présence troublante de la photographie. Non sans rappeler un élément clé du contexte historique, celui de l'indifférence qui règne alors entre une photographie reconnue dans les sphères spécialisées (...), c'est à dire une photographie célébrée pour sa créativité et tournant le dos à la question des usages, et une photographie apparemment sans sophistication liée aux avant-gardes. Car ce qui s'inscrivait explicitement dans l'éthique anti-esthétique des conceptuels était le caractère ordinaire de la photographie, et non sa perfection stylistique. Le document photographique ainsi sollicité a donc pour but de nier les notions de goût artistique dominant, et non pas de se considérer comme une forme avancée d'une pratique photographique. Et ce qui réunit tous ces artistes et ces attitudes conceptualistes dans le refus du goût moderniste officiel, c'est la valorisation de l 'amateur ou bien encore le remploi des formes du reportage. La notion de virtuosité qui fait partie intégrante de la sensibilité moderniste se trouve ainsi remise en question ouvertement. L'étude de Roberts inscrit la photographie conceptualiste dans la tradition d'une pratique critique du modernisme, et il rend en cela justice aux ambitions parfois messianiques de nombre d'artistes conceptuels.
Pour résumer en une formule le rôle que la photographie aurait joué ici, on pourrait dire qu'elle a rempli une fonction -et qu'elle a acquis un statut- de contre-modèle. Non sans préciser que s'est élaborée alors, notamment dans les images représentant les artistes eux-mêmes en action, une cohérence propre des photographies. Ce que Roberts nomme un phénomène de "complexité induite" qui fait de la photographie tout autre chose que la désignation inerte des choses: une expérience de représentation. En fait la photographie révèle ce que beaucoup d'artistes cherchaient dans la critique de l'orthodoxie moderniste: établir une nouvelle lecture de l'image. La photographie a donc rempli une fonction indirecte, elle a permis à l'art conceptuel de se reconnecter au monde des apparences sociales sans pour autant défendre l'image comme icône.
(la suite de ce texte constituera l'article suivant)
Michel Poivert, La photographie contemporaine, Flammarion, 2010.
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