Blog proposé par Jean-Louis Bec

vendredi 16 mars 2012

L'arme contre les armes


Rubrique : psychologie du photographe


En quelques semaines, elle apprit à se servir du Leica et à développer des photographies dans le lavabo, en recouvrant l'ampoule de cellophane rouge. André lui montra comment s'en remettre à l'objectif. Tu dois être là, lui disait-il, collée à ta proie, aux aguets, pour déclencher au moment voulu, ni une seconde avant, ni une seconde après. Clic. Ces leçons la rendirent plus perspicace et plus agressive, même si lorsqu'il fallait cadrer et choisir l'image, la détermination lui manquait encore. Elle restait aux arrêts à un angle de Notre-Dame, faisait sa mise au point sur un vieux monsieur à la barbe clairsemée et au bonnet d'astrakan, puis elle voyait un morceau de sa joue creuse sur l'arrière-plan de l'arc gothique du Jugement dernier, et elle baissait son appareil. Elle savait tout embrasser du regard, sauf la temporalité. Ce n'étaient plus les rues de pierre grise et le ciel d'argent qu'elle cherchait à capter. C'était autre chose. Peut-être commençait-elle à comprendre qu'elle avait une arme à la main: aussi ces promenades devenaient-elles de  plus en plus un point de fuite personnel, une façon intime de se pencher sur le monde, encore un peu stupéfaite, trop contradictoire peut-être. Une manière de voir, c'est aussi une manière de penser et de faire face à la vie. Plus que tout, elle voulait apprendre et changer. (...)
Des mois plus tard, au point du jour d'un autre pays, dans le crépitement des mitrailleuses par moins cinq degrés, elle se rappellerait ce moment originel où le bonheur consistait à partir en chasse sans tuer l'oiseau.
(...)
..."ça s'est passé en Espagne, au tout début de ma carrière de photographe, au tout début de la guerre civile...".

Les gens ont toujours entretenu des croyances sur la nature de la guerre. Depuis toujours, depuis Troie. L'héroïsme et la tragédie, la cruauté et la peur, le courage et la défaite. Tous les photographes ont en horreur ces images qui vont les hanter toute leur vie, à cause du mystère et de la fatalité scénique qu'elles recèlent. Eddie Adams vécut l'éternel tourment de cet instantané qu'il fit en 1968 d'un chef de la  police de Saïgon, au moment précis où il tirait à bout portant dans la tempe d'un prisonnier du Viet-cong aux mains attachées dans le dos -une contraction involontaire marque le visage de la victime, une seconde à peine avant que le corps ne tombe. Le photographe Nick Ut, d'Associated Press, n'a jamais pu oublier l'image d'une petite Vietnamienne de neuf ans brûlée au napalm, courant nue sur une route près du village de Trang Bang. En 1994, Kevin Carter prit en Afrique la photo d'une toute petite enfant soudanaise morte de faim et guettée par deux vautours sur un terrain vague à moins d'un kilomètre du poste de distribution alimentaire de l'ONU. L'image lui valut le prix Pulitzer, le mois suivant, il se suicidait. Robert Capa ne se remit jamais de Mort d'un soldat républicain, la meilleure photo de guerre de tous les temps. La photo lui arracha le coeur.

Susana Fortes, En attendant Robert Capa, Editions Héloïse d'Ormesson pour la traduction française, 2011.

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