Blog proposé par Jean-Louis Bec

mercredi 21 mars 2012

Faire le beau


Rubriques : photographie objective et subjective ; art et photographie


Les photographies n'ont jamais fait découvrir la laideur à quiconque. Mais nombreux sont ceux à qui elles ont fait découvrir la beauté. Exception faite des cas où l'appareil photo est utilisé pour relever de l'information ou pour marquer des rites sociaux, c'est parce que l'on trouve que quelque chose est beau que l'on est poussé à faire des photos. (Le nom sous lequel Fox Talbot fit breveter la photographie en 1841 était le "calo-type": du grec kalos, beau.) Personne ne s'écrie: "Mon dieu que c'est laid! Il faut absolument que j'en prenne une photo." Et même si la phrase venait à être prononcée, elle signifierait simplement:"Cette chose laide... moi, je la trouve belle."
Il est fréquent que quelqu'un qui a entraperçu quelque chose de beau exprime le regret de n'avoir pas pu en faire une photo. L'appareil photo a si bien réussi à embellir le monde que ce sont les photographies, et non le monde, qui sont devenues le critère de beauté. (...)
Nous apprenons à nous voir nous-mêmes du point de vue photographique: se trouver bien revient, précisément, à juger qu'on est bien en photo. Les photos créent la beauté, et à force de la photographier, génération après génération, l'épuisent. Certaines merveilles de la nature, par exemple, ont été pratiquement abandonnées à l'attention inlassable des novices de l'appareil photo. Ceux qui sont saturés d'images ont toutes chances de trouver les soleils couchants rebattus: ils ont maintenant, hélas, beaucoup trop l'air de photographies.
Beaucoup de gens sont anxieux au moment de se faire photographier: non qu'ils craignent, comme les primitifs, d'être violés par l'appareil, mais parce qu'ils craignent la critique. Ils veulent une image idéalisée: une photo d'eux mêmes à leur mieux. Ils ressentent comme un reproche qu'il ne leur rende pas d'eux mêmes une image plus séduisante qu'ils ne le sont en réalité. Mais peu de gens ont la chance d'être "photogéniques", c'est à dire d'être mieux en photographie (même en dehors de tout maquillage, ou de tout éclairage flatteur) que dans la vie. Que les photographies soient souvent louées pour leur franchise, leur honnêteté, indique évidemment que la plupart des photos ne le sont précisément pas. Une dizaine d'années après le remplacement du daguerréotype par le précédé négatif-positif de Fox Talbot, au milieu des années 1840, un photographe allemand inventait la première technique de retouche des négatifs. Ses deux versions d'un même portrait, l'un retouché, l'autre non, stupéfièrent les foules à l'Exposition Universelle de 1855 à Paris (la seconde du genre et la première à  présenter une exposition de photos). La nouvelle que l'appareil photo pouvait mentir fit augmenter le nombre des candidats à se faire photographier.
Les conséquences du mensonge sont nécessairement plus essentielles pour la photographie qu'elles ne peuvent jamais l'être pour la peinture, car les images plates et en général rectangulaires que sont les photos ont une prétention à représenter la vérité que la peinture ne peut jamais avoir. Un faux en peinture (c'est à dire un tableau dont l'attribution est mensongère) falsifie l'histoire de l'art. Un faux en matière de photographie (c'est à dire une photo qui a été retouchée, ou bricolée, ou dont la légende est fausse) falsifie la réalité. L'histoire de la photographie pourrait se résumer en un conflit entre deux impératifs différents: embellir, impératif hérité des beaux-arts, et dire la vérité, ce qui ne se mesure pas seulement à une idée de la vérité indépendante des valeurs, legs de la science, mais à un idéal du vrai à implications morales, adapté des modèles littéraires du XIX siècle et de la profession, nouvelle à l'époque, de journaliste indépendant. Comme le romancier post-romantique et le journaliste, le photographe était censé démasquer l'hypocrisie et combattre l'ignorance. C'était une tâche que la peinture était trop lente et trop lourde comme méthode pour entreprendre, quel que fût le nombre de peintres du XIX e siècle qui partageaient la conviction de Millet que "le beau, c'est le vrai".
(...)
Libéré de la nécessité de devoir choisir, comme le faisaient les peintres, dans un nombre restreint de sujets, ceux qui méritaient d'être contemplés, grâce à la rapidité avec laquelle les appareils fixent n'importe quoi, les photographies ont fait du regard une entreprise d'un type nouveau: comme s'il pouvait par lui même, à condition d'être exercé de façon suffisamment avide et exclusive, réconcilier les prétentions à la vérité et le besoin de trouver la beauté du monde. Ayant d'abord été un objet d'émerveillement pour sa capacité à rendre la réalité avec fidélité, tout autant que de mépris pour sa précision servile, l'appareil photo a fini par produire une valorisation extraordinaire des apparences. Des apparences telles qu'elle les fixe. Les photos ne se contentent pas de rendre la réalité, au sens réaliste. C'est la réalité qui est scrutée, et évaluée, en fonction de sa fidélité aux photos. "Selon moi", déclarait en 1901 Zola, le principal idéologue du réalisme en littérature, alors qu'il faisait de la photo en amateur depuis quinze ans, "vous ne pouvez pas prétendre avoir réellement vu une chose tant que vous ne l'avez pas photographiée". Au lieu de se contenter d'enregistrer la réalité, les photographies sont devenues la norme de la façon dont les choses nous apparaissent, changeant du même coup jusqu'à l'idée de réalité, et de réalisme.

Susan Sontag, Sur la photographie (1973), Christian Bourgeois éditeur, 2008.

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