"l'oeil existe à l'état sauvage." C'est par ce stupéfiant constat qu'André Breton entamait, en 1925, le premier d'une série d'articles "sur le surréalisme et la peinture", dans lesquels il tentait de montrer que les idées relatives à l'automatisme psychique publiées un an plus tôt dans le Manifeste du surréalisme s'appliquaient non seulement à la littérature, mais aux arts visuels aussi bien. L'hypothèse surprenait moins par son originalité que par son anachronisme flagrant, une inactualité à laquelle la seconde phrase du texte donnait, involontairement sans doute, sa pleine évidence: "Les Merveilles de la terre à trente mètres de profondeur n'ont guère pour témoin que l'oeil hagard". Or, jamais l'oeil sauvage n'avait pris acte des hallucinantes beautés des profondeurs marines, ni enregistré, vues du ciel et aussi étranges que des rêves, les images de régions inexplorées de la surface terrestre. Il aura fallu attendre en effet le développement de la photographie militaire de reconnaissance aérienne, pendant la Première Guerre mondiale, et la pratique de la photographie sous-marine, amorcée au tournant du XXe siècle, pour que l'oeil humain s'en avise enfin.
Breton récusait le fait, pourtant impossible à méconnaître en 1925, que l'oeil n'existait absolument plus dans une sorte d'état primitif naturel, mais à l'état de la technique. Depuis des siècles, l'homme avait vu les capacités de son oeil s'élargir par le truchement d'une multitude d'yeux "artificiels" qui avaient modifié la vision dans sa structure et ses fonctions. Et c'est précisément sur la reconnaissance et l'analyse de cet état de fait que le constructiviste Laszlo Moholy-Nagy avait fondé sa théorie, publiée cette même année 1925 dans son manifeste Peinture Photographie Film, où il affirmait que le film et la photographie pouvaient non seulement être considérés comme des procédés artistiques aussi légitimes que la peinture, mais qu'il fallait les tenir pour les dispositifs visuels les mieux adaptés à l'époque contemporaine. Niant de façon si patente le principe de réalité, l'affirmation de l 'activité persistante d'une vision "sauvage", non conditionnée par la technique, surprend d'autant plus que dès ses premiers essais théoriques Breton avait envisagé l'image picturale et littéraire en rapport avec la photographie. C'est dans sa première publication concernant les beaux-arts, sa préface au catalogue de l'exposition parisienne de Max Ernst de 1921, qu'apparaît en effet la mémorable métaphore de "l'écriture automatique" comme "véritable photographie de la pensée". "L'invention de la photographie, écrit Breton, a porté un coup mortel aux vieux modes d'expression, tant en peinture qu'en poésie où l'écriture automatique apparue à la fin du XIX e siècle est une véritable photographie de la pensée. Un instrument aveugle permettant d'atteindre à coup sûr le but qu'ils s'étaient jusqu'alors proposé, les artistes prétendirent non sans légèreté rompre avec l'imitation des aspects.
Herbert Molderings, L'évidence du possible - Photographie moderne et surréalisme, Centre allemand d'histoire de l'art, 2009.
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