Rubrique : hasard et photographie; portrait photographique
Une photo de vacances: d'innocents gamins sur une plage avec des seaux et des pelles. Une photo de famille: la mère exemplaire entourant affectueusement les épaules de ses deux fils en costume marin. Ces photos de groupe: une bande de copains hilares à la fin d'un bon repas. Leur joie, comme le vin dans leurs verres, est sans mélange.
Oui, mais regardez de plus près. Voyez ce gringalet qui tient la pelle, comme il a envie d'en porter le fer contre son frère. Remarquez comme il sourit exagérément pour cacher des courants de haine qu'on ne saurait voir sur une plage, en été.
Et cette femme avec ses deux fils. On pourrait se laisser prendre à son expression -toujours vaguement bovine chez les mères des années 30- mais son corps est comme aspiré vers l'un des enfants (qui s'applique à faire semblant de rien). Oui, elle voudrait bien coller sa joue contre la sienne, lui murmurer des tendresses, le serrer plus fort, tandis que le bras posé sur l'autre enfant est complètement mort, la main flasque, dans le vide. (L'autre enfant a bien entendu l'expression polie de ceux qui souffrent énormément).
A propos des photos de groupe, dites-vous bien que ce n'est pas forcément un hasard si la petite Jocelyne est à côté de Gilbert qui n'est même pas son mari (Il n'y a pas beaucoup de hasard sur les photos). Si elle penche la tête vers lui, ce n'est peut-être pas seulement un effet du fou rire. Observez impitoyablement la position des bras et des pieds, la direction des cils, la qualité des grimaces, des sourires. Ne croyez pas que tous les regards illuminés sont dûs au flash et au vin. Voyez qui s'agrippe à qui et qui est loin de qui.
Vous entendrez les rumeurs secrètes des photos. Elles vous diront qui a aimé, qui en secret et férocement, qui a brimé, qui a été obligé de fuir pour ne pas mourir, qui a été étouffé par la jalousie ou l'excès de bonheur. Vous verrez apparaître de prévisibles désastres dans les plus sirupeux couchers de soleil. Vous découvrirez de l'affection, de l'harmonie derrière la raideur, vous saurez vite mesurer les mouvements, même imperceptibles, qui contrecarrent la distance ou au contraire l'accentuent.
Vous lirez les chances d'un mariage à la manière dont le jeune marié se prend les pieds dans le voile de son épouse. Aux emberlificotis de tulle blanc, vous jaugerez tout avenir conjugal.
Sur les photos prétendument décontractées de mariages modernes, vous verrez les enfants triomphants, en plein centre des photos, qui ont déjà à vingt ans -la moustache en moins, surtout chez les filles-, l'expression du grand-père. Renseignements pris, vous saurez que ces enfants-là sont devenus directeurs, notaires, ou conseillers conjugaux. Remarquez ensuite ceux qui se tiennent si près du bord de la famille qu'ils ont un coude, la moitié du buste ou une mèche qui tombent en dehors du champ. Ils fichent en l'air la construction des images alors que ce sont (souvent) des gens pleins de perspectives.
Regardez cette photo de la famille S., prise à Neuilly, comme vous vous en doutiez, au début des années 30. Quinze enfants (quelques-uns ne sont pas encore nés sur l 'image, vous en avez l'intuition). Posant au pas, car la famille, comme le studio du photographe, peut être une anticipation de cette autre grande famille qu'est l'armée. Sachez qu'ils ont vécu dans la discipline, l'honneur et la fidélité. Et vous devinez la suite: dans un désordre qui n'avait plus rien de militaire, la génération d'après a refusé de se laisser cadrer et est sortie du champ, au grand galop.
Dominique-Louise Pélegrin, "décryptage", hors-série Photos Télérama, 1994
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