Rubrique : fiction, récit et photographie
Sans entrer dans les dédales de la théorie de la fiction ni de celle du récit, j'aimerais préciser quels sont les aspects de ces deux notions que je retiendrai. En ce qui concerne la fiction, je rappellerai avec Wolfang Iser que l'opposition fiction/réalité est insuffisante pour définir la fiction qui "au lieu d'être le contraire de la réalité, nous fait part de quelque chose à son sujet". Quant à Karlheinz Stierle, il en souligne certains aspects particulièrement intéressants si on les rapporte à l'aspect fictionnel de la photographie: "Indépendamment de tous les rapports singuliers qui s'y marquent à la réalité, la caractéristique essentielle d'un texte de fiction est d'être une assertion non vérifiable... Par définition, la fiction suppose non pas une identité mais une différence entre la proposition qu'elle constitue et un état de faits donnés... En tant qu'organisation conceptuelle elle représente des possibilités formelles d'organisation de l'expérience de la réalité..." Ainsi le rapport entre fiction et réalité "n'est plus d'être mais de communication..."
On voit donc le caractère ambigu de la photographie qui, en tant qu'art indiciaire (Pierce), en tant que trace du réel, affirme l'existence, "l'avoir-été-là" d'une réalité mais qui, comme représentation, opère sa transfiguration en fiction.
Quant au récit, il convient de se rappeler que s'il est, lui aussi, une structure, celle-ci peut être "remplie" aussi bien par les stéréotypes de l'expérience que par ceux de la fiction. Sa fonction est de tranformer la chose vécue, rêvée ou imaginée en chose racontée dans un discours d'action soumis à une double structure temporelle et actancielle. L'actualisation du récit peut se faire par un média quelconque: parole, écriture ou image. Des textes fort différents (pub-reportage-compte rendu) peuvent se narrativiser dès qu'ils plient leur système d'expression à une structure temporelle. Certaines images fixes, et la photographie en particulier, peuvent avoir soit un effet-narration, soit un effet-fiction (Bergala). L'effet-fiction apparaîtra dès lors que l'image (la photo) renverra à l'imaginaire collectif tandis que l'effet-narration se produira, lui, si l'image comprend une réserve temporelle.
On sait aussi que le stade élémentaire de la lecture de l'image, et plus particulièrement de la photo d'amateur, est axé sur un au-delà illusoire de l'image qui met celle-ci entre parenthèses tandis que le "spectator" superpose aux signes produits par l'image les stéréotypes de sa propre réception.
On voit donc que la photo peut nous offrir sa part de fiction, de narration et d'illusion d'autant plus forte qu'elle est l'empreinte même du réel.
Que se passe-t-il alors lorsque la photo manque?" [quand il est constaté, à posteriori, que dans la chaine de production de l'image a eu lieu une erreur annulant la prise de vue]
- La perte de la part fictionnelle de la photo va me léser en particulier du plaisir de répétition, qui m'aurait permis de déclencher à volonté la mise en cène de mon imaginaire et de ce qui s'articule comme étrangeté à ma propre expérience.
- La perte de l'illusion, en me lésant de la lecture référentielle de la photo, va concrétiser la perte du référent même.
- La perte du référent va entraîner celle de l'expérience photographique vécue mais incomplètement. La photo, part volée de l'expérience, à la fois témoin et succédané, faisant défaut, je n'ai eu ni la partie ni le tout. Cette absence met en cause mon existence même et me signale que dans la lecture ordinaire des photos que je fais, le référent est bien moins ce qu'elle représente que sa prise même. Le manque à voir c'est moins le "ça-a-été" que le "j'ai-été". L'aspect probatoire de la photo manquant, cela transforme mon expérience en "assertion non vérifiable", en pure fiction.
- La part narrative, elle, ne disparaîtra pas, mais va se nourrir différemment: il s'agira de transformer le montrer en dire et de construire l'histoire de cette photo absente: ce sera l'histoire d'une quête, comme dans tout récit, contrariée ici par la fugitivité de l'objet, ou l'indocilité technique. Mais on verra un retour de al fiction qui remplira une "case" du récit, celle de l'Objet: sur le thème "Les plus belles photos sont celles qu'on ne prend pas", l'Objet sera paré de vertus intangibles. On approchera de la mythologie de la perfection, de l'absolu. Dans le même mouvement on niera la censure même qui m'a empêché de prendre la photo, et le récit, mêlé de fiction, pourra servir à exorciser le malheur du "manque à être au monde" (Bergala) cristallisé par l'acte photographique.
Par ailleurs, le récit qui va se développer autour des photos manquantes va être un récit sur les circonstances des prises, ou presque prises, de photos: tel endroit, tel moment, tant d'efforts, etc. c'est à dire que le récit que je vais faire de mon expérience passée (fête, voyage, rencontre) va être le récit des "moments à photos", moments intensifiés par la conduite photographique. Et ce récit va se mettre à ressembler à celui que je peux faire d'un film et des quelques images (absentes) dont je me souviens. En effet l'absence de photos donne rétrospectivement à mon expérience passée la dimension fugitive du spectacle. Ce que je ne savais pas -c'est mon ignorance, mon manque de précaution et, par conséquent, mon manque à vivre qui ont été ainsi punis -. Mais le récit que je peux en faire, devenu "équivalent d'expérience" me permettra d'échapper à la frustration totale de la communication que j'en escomptais, c'est à dire qu'il va me restituer une part fictionnelle et imaginaire de la photo manquante.
Martine Joly, Les photos absentes ou les malheurs du photographe ordinaire in Pour la photographie, de la fiction, GERMS, 1987.
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