Blog proposé par Jean-Louis Bec

lundi 16 janvier 2012

Au commencement était la fable



Rubrique : psychologie du photographe


Pour expliquer sa conception de la photographie, Cartier-Bresson fait souvent référence à des philosophes célèbres. Il aime à citer Descartes et Platon. Il parle de "l'acte de notre doigt grand masturbateur d'obturateurs liés à l'agent perturbateur qu'est notre organe visuel (voir: La dioptrique, Discours de la méthode de Descartes)" et dit que les photographes qu'il estime peu "ne parlent même plus de rythme, du nombre d'or de Matila Ghika, de Pythagore.(...)
Comme tout artiste, Cartier-Bresson s'est construit peu à peu une fable. Entendons par là qu'il a mis en place un discours dont la cohérence interne se fit, au fil du temps, de plus en plus grande et qui a rendu possible sa pratique. Tout artiste a besoin d'éléments méta-artistiques dont la valeur de vérité en dernière instance importe peu. Ils ont pour fonction non pas tant de dire le sens ou la vérité de l'oeuvre -seuls les naïfs prétendent fournir un oeuvre d'art avec son mode d'emploi, une oeuvre d'art clé en main- que de permettre à l'artiste de construire cette oeuvre. Leur fonction pratico-esthétique l'emporte donc sur leur fonction de connaissance. Cette fable peut avoir des airs théoriques, voire théoricistes; cela, en fin de compte, n'est pas ce qui prime. Elle est d'abord parole liée, directement ou non, consciemment ou non, à l'imaginaire, au symbolique et à l'inconscient. Elle est nourriture méta-artistique qui autorise, féconde et rationalise (au sens de Jones) la pratique spécifique et particulière d'un artiste. Sans cette parole qu'il se dit et qu'il nous dit, l'artiste ne pourrait par produire son oeuvre de la manière dont il la produit. Reconnaître cette fable dans sa spécificité n'a pas pour conséquence une réduction de l'oeuvre, mais cela nous oblige à comprendre que l'artiste est aussi habité par le chimérique, le fictif, l'imaginaire, l'irréel, bref le romanesque, et ce, dans son oeuvre, dans son dire et dans son être.

Quel est donc le coeur de la fable qui rend possibles ses photos? Pour Cartier-Bresson, photographier consiste à saisir un évènement caractéristique d'une chose, d'un être ou d'une situation, mieux, l'Evènement caractéristique. Pour cela le photographe devrait se mettre en quête tel un chaseur. (...)
La fable est donc composée des personnages métaphysiques habituels: l'essence que, tel le prisonnier de la caverne, l'homme ordinaire ne perçoit pas, les images la plupart trompeuses ou faibles, le temps qui passe.
A un certain moment l'essence est visible à travers l'image: c'est la bonne image, que seul le kairos grec, l'occasion, permet de prendre. Le phénomène révèle l'être. L'instant est valorisé grâce à la géométrisation et l'organisation de l'espace. Nous sommes face à une fable paisible où tout est bien qui finit bien, si on est bon photographe. Mieux, où tout peut finir bien grâce à la photographie. La photographie sauverait l'ontologie du temps destructeur.
L'instant, l'ordre, l'organisation, l'image, la géométrie, autant de personnages apparemment cartésiens: "La nature corporelle (...) est l'objet de la géométrie", écrit Descartes  dans les Méditations. Et quand Cartier-Bresson compare le photographe à un joueur de tennis qui place la balle au bon moment -temps- et au bon endroit -espace-, nous  pensons bien sûr à Descartes, à sa balle et à sa raquette, Pascal et à la bonne manière de placer la balle au jeu de paume, à Mersenne, en bref à toute la physique du choc des corps du XVII siècle et aux fables et métaphores que l'on en a titrées. Mais que dit exactement Descartes? Quelles positions a-t-il de façon anticipée sur la photographie? On peut penser que Descartes aurait été très favorable à la photographie s'il l'avait connue. Il commence en effet la Dioptrique par cette phrase célèbre:" Toute la conduite de notre vie dépend de nos sens, entre lesquels, celui de la vue étant le plus universel et le plus noble, il n'y a point de doute que les inventions qui servent à augmenter sa puissance ne soient des plus utiles qui puissent être". Mais Descartes aurait très vite refusé la fable de Cartier-Bresson en critiquant la doctrine démocritéenne de la lumière et de la vision:" Il faut se délivrer de toutes ces petites images voltigeantes par l'air, nommées des espèces intentionnelles, qui travaillent tant l'imagination des philosophes." Démocrite et Epicure présupposaient en effet que les image, les "eidola", se détachent es corps. Or ce sont elles que ce photographe prétend prendre au vol, à la sauvette. D'autres "cartésiens" célèbres comme Malebranche ou Leibnitz, ont critiqué les épicuriens et leur fable incroyable. Mais n'est-ce pas le propre d'une fable de ne pas être crue par les théoriciens ? Peut-on pour autant dire qu'elle est fausse? D'ailleurs Cartier-Bresson croit-il toujours à sa fable ? Quand on regarde ses photos de paysages, on se rend compte qu'elle est dans ce cas totalement inutile; en fait, ironiquement, le photographe a piégé ceux qui voulaient l'écouter sans réfléchir: point d'instant décisif, bien sur, pour ces paysages! Cartier-Bresson est cartésien quand il ne fabule pas. Mais peut-on se passer radicalement et universellement de la fable ?

François Soulages, Esthétique de la photographie, Armand Colin cinéma, 2005.

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