Rubriques : mémoire, temps et photographie ; lecture de photographies
Le sentiment n'est pas l'émotion. Il n'en a pas la violence, ni la fugacité. Il se plaît à ce qui dure. Mais aussi à ce qui se tient dans la demi-teinte. Présence un peu absente. Avec des élancements, des poignements mesurés, de temps à autre.S'attachant à d'infimes courbures et inflexions. La photographie fonctionne très efficacement dans cette conduite, du moins en Europe. Et c'est même à ce propos qu'on est obligé d'en mesurer, non sans casuistique, toutes les subtilités de réalisme et d'irréalisme.
Ayons le courage de suivre un moment les arguties nécessaires. Il y a quelque chose de troublant dans la photo d'une personne: c'est que des photons ont touché une pellicule, et que ces photons ont touché une personne. Ce qui fait qu'une photo est un tact de fragments de réalité de quelqu'un (de l'inflexion de son sourire, de sa cheville, de sa poignée de main) et aussi un tact d'éléments de réel de quelqu'un (de sa capacité de réflexion photonique, des combinaisons entre les photons et la physiologie de son corps). Mais ce tact photographique est médiat, opéré à distance par des photons médiateurs, et abstrait, ces photons étant sélectionnés selon des focales et surtout une minceur de champ. Cette situation implique du plus et du moins, car pareil toucher est augmenté de vision, mais diminué par la distance inhérente à la vision; et pareille vision est augmentée de tact, mais diminuée par la proximité (obscène) inhérente au tact. Du même coup, ce tact visuel a beau atteindre des réels et des réalités du spectacle, il saisit ces dernières hors lieu et hors durée, dans un espace-temps seulement physiquement définissable qui, s'il ne compromet pas le réel, exile la réalité. Ainsi les réels et les réalités d'une personne saisis photographiquement n'ont jamais été pour nous sur le mode de la réalité, et du reste ils ne l'ont jamais été pour elle. La personne photographiée est un état d'univers irréductible à tout autre, comme d'ailleurs tout objet photographié. Il en va en particulier ainsi du moment où a été prise la photographie. Nous voyons bien que c'est un une-fois-jamais-plus, mais sans pouvoir situer le spectacle dans une vraie durée, comme le voudrait la réminiscence. En un mot, la photo ne donne pas de prises à une appréhension ni à une perception ni à une imagination en elle. Grande déclencheuse de schèmes mentaux, elle peut seulement provoquer le rêve éveillé, la rêverie, sur elle, ou à partir d'elle. Ecrire "souvenir de..." sous une photo n'est pas une légende explicative, c'est un complément ou une compensation à ce qu'elle n'est pas.
Henri Van Lier, Philosophie de la photographie, Les cahiers du cinéma, 1983.
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