Rubriques : photographie analogique et numérique ; lecture de photographies
Au Roxy, le bar insonorisé domine la piste comme les écrans dominent une salle de radioguidage ou comme la cabine des techniciens surplombe le studio de télévision. La salle est un milieu fluorescent avec - illuminations ponctuelles, effets stroboscopiques, danseurs balayés par les faisceaux de lumière - les mêmes effets qu'un écran. Et tout le monde en est conscient.
Aucune dramaturgie du corps aujourd'hui, aucune performance ne peut se passer d'un écran de contrôle - non pas pour se voir ou se réfléchir, avec la distance et la magie du miroir, non: comme réfraction instantanée et sans profondeur. La vidéo, partout, ne sert qu'à ça: écran de réfraction extatique qui n'a plus rien de l'image, de la scène ou de la théâtralité traditionnelle, qui ne sert pas du tout à jouer ou à se contempler, mais à être branché sur soi-même. Sans ce branchement circulaire, sans ce réseau bref et instantané qu'un cerveau, un objet, un évènement, un discours créent en se branchant sur eux mêmes, sans cette vidéo perpétuelle, rien n'a de sens aujourd'hui. Le stade vidéo a remplacé le stade du miroir.
Ce n'est pas du narcissisme, et on a tort d'abuser de ce terme pour décrire cet effet. Ce n'est pas un imaginaire narcissique qui se développe autour de la vidéo ou de la stéréoculture, c'est un effet d'autoréférence éperdue, c'est un court-circuit qui branche immédiatement le même au même, et donc souligne en même temps son intensité en surface et son insignifiance en profondeur.
C'est l'effet spécial de notre temps. Telle est aussi l'extase du Polaroïd: tenir presque simultanément l'objet et son image, comme si se réalisait cette vieille physique, ou métaphysique, de la lumière, où chaque objet secrète des doubles, des clichés de lui même que nous captons par la vue. C'est un rêve. C'est la matérialisation optique d'un processus magique. La photo Polaroïd est comme une pellicule extatique tombée de l'objet réel.
Jean Baudrillard, Amérique, Grasset, 1986.
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