Blog proposé par Jean-Louis Bec

samedi 22 octobre 2011

Image, magie, de l'instabilité du "I"


Rubriques : texte et photographie; fiction, récit et photographie


La signification des images est magique.
Pour déchiffrer les images, il faut prendre en compte leur caractère magique. Aussi est-il erroné de voir en elles des "évènements gelés". Bien plutôt remplacent-elles les évènements par des états de choses, qu'elles traduisent en scènes. La force magique des images se fonde sur leur qualité de surface; et c'est à la lumière de cette magie qu'il convient de considérer la dialectique qui est la leur, la contradiction qui leur est propre.
Les images sont médiatrices entre l'homme et le monde. L'homme "ek-siste": il n'a pas directement accès au monde, de sorte que les images doivent le lui rendre représentable. Mais à peine l'ont-elles fait qu'elles s'interposent entre l'homme et le monde. Censées être des cartes destinées à s'orienter, elles deviennent écran; au lieu de représenter le monde, elles le rendent méconnaissable, jusqu'à ce que l'homme finisse par vivre en fonction des images qu'il a lui-même créées. Il cesse de déchiffrer les images, pour les projeter, non déchiffrées, dans le monde "du dehors"; par là, ce monde lui-même devient à ses yeux une image - un contexte de scènes, d'états de choses.
Appelons "idolâtrie" ce renversement de la fonction de l'image. Aujourd'hui, nous pouvons observer comment il a lieu. Les images techniques omniprésentes autour de nous sont sur le point de restructurer magiquement notre "réalité" et de la transformer en un scénario planétaire d'images. Ici, il s'agit essentiellement d'un "oubli".
L'homme oublie que c'est lui qui a créé les images. (...).
Il vit désormais en fonction de ses propres images: l'imagination s'est changée en hallucination.
 (...)

Ce qui caractérise l'histoire dans son ensemble, c'est la lutte de l'écriture contre l'image, de la conscience historique contre la magie. Avec l'écriture apparut une nouvelle faculté, que nous pouvons appeler la "pensée conceptuelle" et qui consiste à abstraire des lignes à partir des surfaces, c'est à dire à produire et à déchiffrer des textes. La pensée conceptuelle est plus abstraite que la pensée imaginative, car, des phénomènes, elle abstrait toutes les dimensions -à l'exception des lignes droites. Ainsi, en inventant l'écriture, c'est d'un pas de plus que l'homme s'est éloigné du monde. Les textes ne signifient pas le monde, mais les images qu'ils déchirent. Dès lors, déchiffrer des textes revient à découvrir les images qu'ils signifient. La visée des textes est d'expliquer les images; celle des concepts est de rendre compréhensibles les représentations.
Par conséquent, les textes sont un métacode des images.
Du même coup se pose la question du rapport entre texte et image. C'est là une question centrale dans l'histoire. Au Moyen-Age, elle se présente comme lutte du christianisme, fidèle au texte, contre les adorateurs d'images, les païens; dans les Temps Modernes, comme lutte de la science textuelle contre les idéologies, attachées aux images. Dans les deux cas, la lutte est dialectique. Dans la mesure même où le christianisme a combattu le paganisme, il a accueilli des images en son sein, pour devenir lui-même païen; et dans la mesure même où la science a combattu les idéologies, elle a accueilli des représentations en son sein, pour devenir elle-même idéologique. Ce qui s'explique ainsi: les textes expliquent certes les images pour les éliminer en les expliquant, mais les images illustrent également les textes pour les rendre représentables. La pensée conceptuelle analyse certes la pensée magique pour s'en débarrasser, mais la pensée magique se glisse dans la pensée conceptuelle pour lui conférer une signification. Dans ce processus dialectique, la pensée conceptuelle et la pensée imaginative se renforcent mutuellement - en d'autres termes, les images se font de plus en plus conceptuelles et les textes de plus en plus imaginatifs. De nos jours, la plus haute conceptualité se trouve dans les images conceptuelles (par exemple les images d'ordinateurs), et la plus haute imagination dans les textes scientifiques. Ainsi la hiérarchie des code se voit-elle bouleversée, à revers. Les textes, qui étaient à l'origine un métacode des images, peuvent eux-mêmes avoir des images pour métacode.

Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie (1993), Circé, 1996.

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