Rubrique : lecture de photographies
... l'usage "normal" de la photographie consiste à en faire le support d'une fantasmagorie caractérisée par la conscience du caractère imaginaire de son objet. Une photographie n'est qu'une "photo" confrontée à la réalité d'un original dont elle soutient la présence en image (en absence).
On passerait très simplement à la pathologie si cette dialectique subtile de la présence et de l'absence était abolie. Par un mécanisme comparable à celui de l'hallucination (mais qui ici emprunterait ses fictions au lieu de les créer), la photographie pourrait devenir le substitut du réel et, à la limite, le remplacer en l'éliminant.
Mais y a-t-il de tels usages proprement autonomes de la photographie, c'est-à-dire, des cas de substitution pure et simple de ce type d'images à la réalité? Il semble d'abord que cette possibilité et ce danger reposent sur une double homologie, à la fois structurale et fonctionnelle, entre image photographique et phantasme pathologique.
1- Si on fait abstraction de la "déréalisation" de l'image, qui est un acte psychique, l'activité même de l'imagination dans son exercice "normal", objectivement, images et phantasme paraissent présenter les mêmes caractères. L'image photographique est la cristallisation a-temporelle d'un évènement. La temporalité fixée n'est plus un devenir, mais une discontinuité sans succession en dehors de l'activité mentale qui lui impose les repères d'une mémoire. Littéralement, la photographie organise une "temporalité-détemporalité" qui ne garde du devenir que ses traces matérielles figées. Or, si le monde des phantasmes pathologiques est diversifié à l'infini, ce qui caractérise toute pathologie de l'imagination, c'est que le passé y est coupé de ses repères chronologiques et de ses ouvertures au présent. La psychanalyse a établi un parallelisme rigoureux entre la perte du sens de la réalité (qui définit toute inadaptation pathologique) et la perversion du sens de la temporalité. Tout le travail de la cure consiste à resituer une plage autonome du passé (qu'il ait été ou non vécu comme tel) dans une temporalité soumise à la chronologie, en fait au principe de réalité. Image photographique et image pathologique représentent toutes deux des zones de fixation dans la chronologie vivante qui peuvent offrir des points d'appui aux répétitions de la pathologie.
2- Dans une perspective fonctionnelle, on se rappellera la liaison essentielle établie par Freud entre imagination et perversion. La perversion est un cas-limite de cette fonction de compensation et de revanche contre le principe de réalité que toute activité imaginaire tente, à sa manière, d'accomplir. Une perversion n'est qu'un phantasme imaginatif qui a perdu son caractère ludique en prenant "à la lettre" ses propres images (...). Dans la perversion, la différence entre activités réelles et activités imaginaires se brouille: la satisfaction réelle s'accomplit sur des objets imaginaires, ou par l'intermédiaire d'une signification imagée, attribuée à des objets réels. Le principe du plaisir acquiert une sorte d'autonomie et se subordonne à la réalité. C'est le cas, particulièrement, de la phantasmagorie érotique et du fétichisme.
Mais la photographie ne se prête-t-elle pas de manière privilégiée à ce rôle de support de la "perversion" imaginative et de la fétichisation?
L'"autonomisation" de l'image se présente dans le prolongement direct du sur-investissement de l'objet photographique précédemment repéré dans les usages normaux. Déjà majorée par les jeux de l'imagination et de la rêverie, la photographie paraît fournir le plus court chemin pour s'affranchir totalement de la réalité. Il suffit que le sujet perde cette deuxième dimension de la contemplation photographique, qui consiste à déréaliser l'image, pour que l'on se trouve devant ce que les psychiatres appellent un objet partiel. La photographie serait un objet partiel particulier et privilégié. Au lieu que l'investissement affectif se fasse sur un prétexte choisi selon une analogie plus ou moins lointaine avec l'objet primitif de la satisfaction, il se porterait "naturellement" sur l'image. la photographie n'est-elle pas prédisposée, en particulier, à jouer le rôle de fétiche, puisqu'elle est à la fois autre que l'objet réel (objet partiel), mais substitut qui garde le rapport le plus étroit avec l'original? (équivalent imaginaire de l'objet réel ) ?
Robert Castel, Images et phantasmes in "un art moyen" (sous la direction de Pierre Bourdieu), Les éditions de minuit, 1965.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire