Rubriques : texte et photographie ; langage et photographie ; lecture de photographies
L'analyse du rapport texte-image n'est pas facile à construire sur un plan théorique et suscite de surcroît la méfiance parce qu'il menace la spécificité des objets comparés. Ainsi, dire qu'un texte "donne à voir", sur le modèle d'une photo ou d'un tableau, parait souvent métaphorique à la critique littéraire. De leur côté, les théoriciens de l'image, soucieux de préserver la spécificité de leur objet, partagent le même type de réticence mais dans l'autre sens: dire qu'une image se réduit à signifier, c'est faire peser sur elle le modèle linguistique, alors qu'une partie de ses pouvoirs tient justement à ce qui, en elle, échappe à la discursivité. Dans un article qui a fait date, parce qu'il pose clairement le problème, Bernard Vouilloux constate que le carrefour théorique où textes et images se croisent relève d'une topographie incertaine, sauf, bien sur, quand les oeuvres allient volontairement les deux, comme Bruges-la-Morte de Rodenbach ou Nadja d'André Breton. Dans ce cas, le livre est le terrain de la rencontre.
Les difficultés s'aplanissent pourtant si on intègre la transmission et la réception des signes à l'analyse de leurs rapports. Les différences entre textes et images s'estompent en effet, une fois qu'ils sont transformés par l'acte de lecture. Lire un texte, c'est changer les signes écrits en un univers mental où idées et images s'associent en des proportions variables. Parler d'effets visuels dans ce cas ne relève donc pas seulement de la métaphore. A la fin des années 1850, par exemple, les lecteurs de Flaubert, assaillis par le détail foisonnant de ses descriptions, avaient l'impression de regarder à la loupe ou au stéréoscope. Rappelons que l'image est considérée par les sémioticiens comme un "signe continu", par opposition à la chaine discontinue du langage. Or, en reliant les composantes discontinues de la description, la lecture crée justement entre elles une continuité favorable aux effets visuels. Visualiser les choses permet alors de comprendre, au sens propre qu'on lit.
A l'inverse, comprendre une image suppose qu'on en distingue, au niveau perceptif le plus élémentaire, les différentes parties: l'oeil du spectateur, d'abord rempli de formes et de couleurs, n'identifie l'objet représenté d'une part, le sens de la composition d'autre part, que par discrimination. La lecture de l'image introduit alors de la discontinuité dans la continuité, faisant de celle-ci un texte au sens formel du terme, c'est à dire un système de différence. Les deux opérations de synthèse et de distinction (de visualisation et de segmentation) apparaissent, à vrai dire, dans un tout autre type de lecture, mais ce sera dans des proportions variables selon la nature du signe ou l'époque envisagée (ainsi, en produisant des images discontinues, l'impressionisme appelle d'abord un travail de synthèse, comme un texte). Lire, c'est joindre ce qui est disjoint et disjoindre ce qui est joint. L'espace-temps de la lecture est donc le premier terrain où effets textuels et effets visuels s'entrecroisent.
Philippe Ortel, La littérature à l'ère de la photographie, enquête sur une révolution invisible, Rayon Photo, Editions Jacqueline Chambon, 2002.
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