Blog proposé par Jean-Louis Bec

lundi 28 février 2011

Lecture studieuse


Rubriques : lecture de photographies ; langage et photographie ; fiction, récit et photographie ; portrait photographique

Je feuilletais une revue illustrée. Une photo m'arrêta. Rien de bien extraordinaire: la banalité (photographique) d'une insurrection au Nicaragua: rue en ruine, deux soldats casqués patrouillent; au second plan, passent deux bonnes soeurs. Cette photo me plaisait? M'intéressait? M'intriguait? Pas même. Simplement, elle existait (pour moi). je compris très vite que son existence (son "aventure") tenait à la co-présence de deux éléments discontinus, hétérogènes en ce qu'ils n'appartenaient pas au même monde (pas besoin d'aller jusqu'au contraste): les soldats et les bonnes soeurs. Je pressentis une règle structurale (à la mesure de mon propre regard), et j'essayai tout de suite de la vérifier en inspectant d'autres photos du même reporter (le Hollandais Koen Wessing) : beaucoup de ces  photos me retenaient parce qu'elles comportaient une sorte de dualité que je venais de repérer. Ici, une mère et une fille déplorent à grands cris l'arrestation du père (Baudelaire : "la vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie"), et cela se passe en pleine campagne (d'où ont-elles pu apprendre la nouvelle? pour qui ces gestes?). Là, sur une chaussée défoncée, un cadavre d'enfant sous un drap blanc; les parents, les amis le contournent, désolés:  scène, hélas, banale, mais  je remarquai des disturbances: le pied déchaussé du cadavre, le linge porté en pleurant par la mère (pourquoi ce linge?), une femme au loin, une amie sans doute, tenant un mouchoir à son nez. Là encore... (...) Ma règle fonctionnait d'autant mieux que d'autres photos du même reportage m'arrêtaient moins; elles étaient belles, disaient bien la dignité et l'horreur de l'insurrection, mais elles ne comportaient à mes yeux aucune marque: leur homogénéité restait culturelle: c'étaient des scènes, un peu à la Greuze, s'il n'y avait eu l'âpreté du sujet.

Koen Wessing, Nicaragua, 1979.
Koen Wessing, Nicaragua, 1979.

Ma règle était suffisamment plausible pour que j'essaye de nommer (j'en aurai besoin) ces deux éléments, dont la co-présence fondait, semblait-il, la sorte d'intérêt particulier que j'avais pour ces photos.
Le premier, visiblement, est une étendue, il a l'extension d'un champ, que je perçois assez familièrement en fonction de mon savoir, de ma culture; ce champ peut être plus ou moins stylisé, plus ou moins réussi, selon l'art ou la chance du photographe, mais il renvoie toujours à une information classique: l'insurrection, le Nicaragua, et tous les signes de l'une et de l'autre: des combattants pauvres, en civil, des rues en ruine, des morts, des douleurs, le soleil et les lourds yeux indiens. Des milliers de photos sont  faites de ce champ et,
pour ces photos je puis, certes, éprouver une sorte d'intérêt général, parfois ému, mais dont l'émotion passe par le relais raisonnable d'une culture morale et politique. Ce que j'éprouve pour ces photos relève d'un affect moyen, presque d'un dressage. Je ne voyais pas, en français, de mot qui exprimât simplement cette sorte d'intérêt humain; mais en latin, ce  mot, je crois, existe: c'est le studium, qui ne veut pas dire, du moins tout de suite, "l'étude", mais l'application à une chose, le goût pour quelqu'un, une sorte d'investissement général, empressé, certes, mais sans acuité particulière.
C'est par le studium que  je m'intéresse à beaucoup de photographies, soit que je les reçoive comme des témoignages politiques, soit que je les goûte comme de bons tableaux historiques: car c'est culturellement (cette connotation est présente dans le studium) que je participe aux figures, aux mines, aux gestes, aux décors, aux actions".
Le second élément vient casser (ou scander) le studium. Cette fois, ce n'est pas moi qui vais le chercher (comme j'investis de ma conscience souveraine le champ du studium), c'est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer. Un mot existe en latin pour désigner cette blessure, cette piqûre, cette marque faite par un instrument  pointu; ce mot m'irait d'autant mieux qu'il renvoie aussi à l'idée de ponctuation et que les photos dont je parle sont en effet comme ponctuées, parfois même mouchetées, de ces points sensibles; précisément, ces marques, ces blessures sont des points. Ce second élément qui vient déranger le studium, je l'appellerai donc punctum; car punctum, c'est aussi: piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure - et aussi coup de dé. Le punctum d'une photo, c'est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne).
Ayant ainsi distingué dans la Photographie deux thèmes (car en somme les photos que j'aimais étaient construites à la façon d'une sonate classique), je pouvais m'occuper successivement de l'un et de l'autre.

Beaucoup de photos sont, hélas, inertes sous mon regard. Mais même parmi celles qui ont quelque existence à mes yeux, la plupart ne provoquent en moi qu'un intérêt général, et si l'on peut dire, poli: en elles, aucun punctum: elles me plaisent ou me déplaisent sans me poindre: elles sont investies du seul studium. Le studium, c'est le champ très vaste du désir nonchalant, de l'intérêt divers, du goût inconséquent: j'aime/je n'aime pas, I like/I don't. Le studium est de l'ordre du to like, et non du to love; il mobilise un demi-désir, un demi-vouloir; c'est la même sorte d'intérêt vague, lisse, irresponsable qu'on a pour des gens, des spectacles, des vêtements, des livres qu'on trouve "bien".
Reconnaître le studium, c'est fatalement rencontrer les intentions du photographe, entrer en harmonie avec elles, les approuver, les désapprouver, mais toujours les comprendre, les discuter en moi-même, car la culture (dont relève le studium) est un contrat passé entre les créateurs et les consommateurs. Le studium est une sorte d'éducation (savoir et politesse) qui me permet de retrouver l'Operator, de vivre les visées qui fondent et animent ses pratiques, mais de les vivre en quelque sorte à l'envers, selon mon vouloir de Spectator. C'est un peu comme si j'avais à lire dans la Photographie les mythes du photographe, fraternisant avec eux, sans y croire tout à fait. Ces mythes visent évidemment (c'est à quoi sert le mythe) à réconcilier la Photographie et la société (c'est nécessaire? - Eh bien oui: la Photo est dangereuse), en la dotant de fonctions, qui sont pour le Photographe autant d'alibis. Ces fonctions sont: informer, représenter, surprendre, faire signifier, donner envie. Et moi, Spectator, je les reconnais avec plus ou moins de plaisir: j'y investis mon studium (qui n'est jamais ma jouissance ou ma douleur).
(...)
Très souvent, le punctum est un "détail", c'est-à-dire  un objet partiel. Aussi, donner des exemples de punctum, c'est, d'une certaine façon, me livrer.

James Van der Zee: Portrait de famille, 1926.

Voici une famille noire américaine, photographiée en 1926 par James Van der Zee. Le studium est clair: je m'intéresse avec sympathie, en bon sujet culturel, à ce que dit la photo, car elle parle (c'est une "bonne" photo): elle dit la respectibilité, le familialisme, le conformisme, l'endimanchement, un effort de promotion sociale pour se parer des attributs du Blanc (effort touchant tant il est naïf). Le spectacle m'intéresse, mais il ne me "point" pas. Ce qui me point, chose curieuse à dire, c'est la large ceinture de la soeur (ou de la fille) - ô négresse nourricière - ses bras croisés derrière le dos, à la façon d'une écolière, et surtout ses souliers à brides (pourquoi un démodé aussi daté me touche-t-il? je veux dire: à quelle date me renvoie-t-il? Ce punctum-là remue en moi une grande bienveillance, presque un attendrissement. Cependant, le punctum ne fait pas acception de morale ou de bon goût; le punctum peut être mal élevé. William Klein a photographié les gosses d'un quartier italien de New York (1954); c'est touchant, amusant, mais ce que je vois, avec obstination, ce sont les mauvaises dents du petit garçon."

William Klein, NY, 1954.

 Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie, Cahier du cinéma, Gallimard, Le Seuil, 1980.

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