Blog proposé par Jean-Louis Bec

samedi 26 février 2011

La photo absolue

Rubrique : la photo absolue

J'ai fait un jour une photo que je cherchais à faire depuis longtemps, mais sans le savoir, sans m'être jamais douté. Une photo toute simple, une photo absolue, celle qui dirait le tout de ce que je pensais, une image qui serait la géométrie en quelque sorte de ce que je prétendais dire de la photographie.
Je me disais:"Il faut que je photographie la photographie".
Non pas la photo qui serait la plus belle, la plus spectaculaire, celle qu'aucun autre photographe n'aurait pu faire, dans le moment le plus délicat - ou le plus dangereux de sa vie....
Cette photo dont je poursuivais sans le savoir le rêve, je l'ai faite en Irlande, en 1989.
(...) Dans notre chambre d'hôtel, il n'y avait rien d'autre à regarder par la fenêtre que cette mer hostile et l'horizon gris.
Sans doute par provocation, en tout cas comme une mesure de protection contre l'extérieur, j'ai vissé mon appareil sur son trépied et je l'ai installé face à la fenêtre. Je pensais :" Il n'y a pas de photo à faire ici, de ça."
Alors, avec mon deuxième appareil, j'ai cadré le dos du premier tout juste inscrit dans l'encadrement de la fenêtre. Et j'ai déclenché.
Je me souviens qu'à cet instant je pensais à cette définition - j'ai oublié qui l'avait inventée :" La photographie, c'est un horizon qui se mord la queue et quatre angles droits."
Quand j'ai eu entre les mains le tirage agrandi de la photo, j'ai pensé que, si j'avais dû arrêter de faire des photos, celle-ci aurait parfaitement fait l'affaire. Ce que je n'avais pas vu en la prenant c'est que, dans l'oeilleton de l'appareil dont j'avais photographié le dos, se trouvait un poteau, mais qui, je ne sais par quelle incidence physique ne se trouvait pas dans le même alignement, que celui qui était au delà, sur la terrasse de l'hôtel en dessous. Cette ligne brisée du poteau dans le viseur, ainsi décalé par rapport au réel, avait donné, à mon insu, une sorte d'échappée à cette photo. Pour une fois, le punctum de Barthes trouvait sa justification.
J'aurais pu m'arrêter là et refermer une fois pour toutes le livre de la photographie, parce que j'avais tout dit: le jour et l'endroit, la symétrie, le cadrage, l'appareil photo -et ce poteau coupé en deux; le vrai, celui qui était dans le réel, et le faux, celui qui était dans l'image...

Denis Roche, Waterville, Irlande, 1989.

 Denis Roche, la photographie est interminable, entretien avec Gilles Mora, Fiction §Cie, Seuil, 2007.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire