Blog proposé par Jean-Louis Bec

vendredi 16 mai 2014

Diane, une légende (2)


Rubriques: portrait photographique, photographie du XXième et contemporaine, psychologie du photographe, lecture de photographie, photographie et société, art et photographie

Dans la vieille conception romantique de l'artiste, quiconque a la témérité de passer une saison en enfer risque de ne pas en sortir vivant ou d'en revenir abîmé psychiquement. Le goût de l'expérimentation héroïque que manifeste la littérature française de la fin du XIXe siècle et du début du XXe lui vaut un mémorable panthéon d'artistes qui n'ont pas survécu à leur voyage en enfer. Cependant, il y a une grande différence entre l'activité d'un photographe, qui est toujours voulue, et celle d'un écrivain, qui peut ne pas l'être. Donner la parole à sa souffrance personnelle, souffrance qui, de toute façon, est une propriété personnelle, on en a toujours le droit, et l'on peut s'y sentir contraint. Mais pour partir et quête de la souffrance d'autrui, il faut se porter volontaire.

Ainsi, ce qui est en fin de compte le  plus troublant dans les photos d'Arbus, ce n'est pas du tout leur sujet, mais c'est l'impression que leur accumulation donne de la conscience de  la photographe: le sentiment que ce qui nous est montré est  une vision intime, quelque chose de volontaire. Arbus n'était pas poète, fouillant dans ses entrailles pour faire le récit de sa souffrance personnelle, mais photographe, s'aventurant dans le monde pour y recueillir des images douloureuses. Et pour une souffrance recherchée, et pas seulement ressentie, il y a peut-être une explication qui est rien moins qu'évidente. Selon Reich, le goût du masochiste pour la souffrance ne procède pas pas d'un amour de la souffrance mais de l'espoir de se procurer, grâce à elle, une sensation forte; ceux que handicapent une insensibilité émotive ou sensorielle ne font que préférer la souffrance à l'absence totale de sensation. Mais il est une autre façon d'expliquer pourquoi l'on recherche la souffrance; elle est diamétralement opposée à celle de Reich et semble aussi pertinente: c'est qu'on la recherche non pour sentir plus mais pour sentir moins.
Pour autant que regarder les photographies d'Arbus soit une épreuve, et c'en est indéniablement une, elles sont représentatives du genre d'art en vogue de nos jours auprès du public cultivé: un art qui lui permet de contrôler sa propre solidité. Ses photos offrent une occasion de démontrer que l'on peut affronter sans frémir les horreurs de la vie. La photographe a dû se dire un jour à elle-même: "D'accord, je suis capable d'accepter cela." Le spectateur est invité à faire la même déclaration.
L'oeuvre d'Arbus est  un bon exemple d'une de ces tendances de l'art des pays capitalistes: supprimer, ou du moins diminuer, la répugnance morale et sensorielle. Une grande partie de l'art moderne se consacre à abaisser le seuil de l'effroyable. En nous accoutumant à ce qu'autrefois nous n'aurions pas supporté de voir ni d'entendre, à cause de l'excès de révolte, de douleur ou de gêne qui en serait résulté, l'art fait évoluer la morale - cet ensemble d'habitudes psychologiques et de sanctions sociales qui trace une vague frontière entre ce qui est émotionnellement, immédiatement intolérable, et ce qui ne l'est pas. Au fur et à mesure que notre délicatesse s'émousse, nous approchons d'une vérité assez pauvre; celle de l'arbitraire des tabous érigés par l'art et par la morale. Mais notre capacité à avaler des doses croissantes de grotesque, sous forme d'images (animées et fixes) et de textes, se paye cher. A la longue, ce n'est pas une libération qu'éprouve la personnalité, mais un amoindrissement: une pseudo-familiarité avec l'horreur renforce l'aliénation, en diminuant la capacité à réagir dans la vie réelle. L'effet que produit sur la sensibilité le premier contact avec le porno (...) ou les atrocités que la télévision montre le soir, n'est pas si différent de celui que produisent les photographies d'Arbus quand on les regarde pour la première fois.
Ces photos donnent l'impression que la compassion est une réaction inappropriée. L'important est de ne pas être bouleversé, d'être capable de faire face à l'intolérable avec sérénité. Mais ce regard, où, pour l'essentiel, la compassion n'entre pas, est une construction éthique particulièrement moderne: il n'est pas fait de dureté, certainement pas de cynisme, mais de simple ou fausse naïveté. Pour qualifier la réalité douloureuse et cauchemardesque du monde, Arbus utilisait des adjectifs comme "extraordinaire", "intéressante", "incroyable", "fantastique", "sensationnelle": l'étonnement enfantin de la mentalité pop. Selon sa conception délibérément naïve de la quête du photographe, l'appareil photo est un outil à tout capturer, dont la force de séduction amène les modèles à révéler leur secret, qui élargit l'expérience. Photographier des gens, pour Arbus, est nécessairement "cruel", "mesquin". L'important est de ne pas ciller.
"La photographie me donnait licence d'aller où je voulais et de faire ce que je voulais faire",écrivait-elle. L'appareil photo est une espèce de passeport qui gomme les frontières morales et qui lève les inhibitions de classe, libérant le photographe de toute responsabilité à l'égard des gens qu'il photographie. Tout intérêt de photographier les gens tient à ce que vous n'intervenez pas dans leur vie: vous ne faites que leur rendre visite. Le photographe est le super-touriste, un anthropologue en vadrouille, qui va en visite chez les indigènes et en rapporte des informations sur leurs agissements exotiques et leur étrange accoutrement. Il ne cesse d'essayer de coloniser  de nouvelles expériences ou de trouver des façons nouvelles de regarder des sujets familiers, afin de se battre contre l'ennui. Car l'ennui est précisément l'envers de la fascination: l'un comme l'autre supposent que l'on soit extérieur et non intérieur à la situation, et l'un mène l'autre. "les chinois ont une théorie selon laquelle l'ennui est le chemin de la fascination", notait Arbus. Quand elle photographiait le rebut effroyable du monde (et la désolation du monde de plastique qui le recouvre), c'était sans aucune intention de pénétrer dans l'horreur que vivent les ressortissants de ces mondes. Ils doivent demeurer exotiques, et par là "extraordinaires". C'est toujours du dehors qu'elle regarde.

"J'éprouve très peu de désir de photographier des gens connus ou même des sujets connus, écrivait Arbus. Ils me fascinent quand j'ai à peine entendu parler d'eux." Si attirée qu'elle fût par les estropiés, les gens laids, il ne lui serait jamais venu à l'esprit de photographier des bébés Thalidomide pou des victimes du napalm: horreurs publiques, difformités à connotation sentimentale ou morale. Elle ne s'intéressait pas au journalisme moralisateur. Elle choisissait des sujets dont elle pouvait croire qu'ils traînaient là, sans aucune valeur qui  leur fût attachée. Ce sont nécessairement des sujets antihistoriques, pathologie privée plutôt que publique, vies secrètes plutôt qu'ouverte. Pour Arbus, l'appareil photo prend l'inconnu. Mais inconnu de qui? De quelqu'un de protégé, de quelqu'un qui a appris à réagir de façon moralisatrice, prudente. Comme Nathanael West, autre artiste fasciné par ce qui es déformé, mutilé, Arbus venait d'une famille juive aisée, où l'on avait le talent de l'expression, l'obsession de la santé, et l'indignation facile des gens qui ne soupçonnaient même pas les goûts des minorités sexuelles et pour qui l'amour du risque était une méprisable folie de goyim.
"Une des choses dont j'ai senti que j'ai souffert quand j'étais gosse, écrivait-elle, était de n'avoir jamais connu l'adversité. J'étais prisonnière d'un sentiment d'irréalité... Et le sentiment d'être hors de danger était, aussi ridicule que cela paraisse, un sentiment douloureux." Eprouvant une insatisfaction très proche, West s'engagea en 1927 comme veilleur de nuit dans un hôtel minable de Manhattan. Le moyen par lequel Arbus se procura son expérience et acquit du même coup le sentiment de la réalité, ce fut l'appareil photo. Par expérience, il fallait entendre sinon l'adversité matérielle, du moins l'adversité psychologique - le choc de l'immersion dans des expériences impossibles à enjoliver, la rencontre avec les tabous, la perversité, le mal.
L'intérêt qu' Arbus portait aux phénomènes manifeste un désir de faire violence à sa propre innocence, de saper son sentiment d'être une privilégiée, d'exprimer la frustration que provoque la sécurité. A part West, les années trente offrent peu d'exemples de ce genre de détresse. C'est une sensibilité plus typique d'une bourgeoisie instruite, arrivée à la majorité entre 1945 et 1955: une sensibilité qui devait se généraliser précisément dans les années soixante.

Les dix années importantes de l'oeuvre d'Arbus coïncident avec les années soixante et en sont très caractéristiques: ce sont les années où les phénomènes sont devenus chose publique et, pour l'art, un sujet accepté, une sorte de lieu commun. Un sujet traité sur un mode angoissé dans les années trente (...) serait traité sans un froncement de sourcil, voire avec une véritable délectation, dans les années soixante (Fellini, Arrabal, Jodorowsky...). Au début des années soixante, la Parade des Monstres qui faisait recette à Coney Island fut interdite. Des pressions s'exercent alors pour débarrasser Times Square de ses travelos et de ses prostituées et le couvrir de gratte-ciel. Tandis que les membres des minorités déviantes sont évincés de leurs réserves - bannis parce qu'ils sont malséants, qu'ils troublent l'ordre public, qu'il sont obscènes ou simplement qu'il n'y a pas d'argent à gagner avec eux -, ils en viennent de plus en plus à s'infiltrer dans la conscience sous la forme de sujets pour les arts, acquérant une certaine légitimité diffuse et une proximité métaphorique qui ne fait qu'accuser la distance. Qui aurait pu apprécier la vérité  de ces marginaux mieux qu'Arbus qui, de son métier, était photographe de mode, concourant donc à fabriquer le fard mensonger qui masque les inégalités incontournables de la naissance, de la classe sociale et de l'apparence physique? Mais à l'inverse de Warhol, qui fut dessinateur publicitaire, Arbus ne construisit pas son oeuvre sur la promotion et la  parodie d'esthétique de la séduction à laquelle elle avait été formée: elle lui tourna complètement le dos. L'oeuvre d'Arbus est en réaction: réaction contre le bon ton, réaction contre ce qui a reçu l'agrément général. C'était sa façon de dire merde à Vogue, merde à la mode, merde à ce qui est joli. Ce défi prend deux formes qui ne sont pas totalement compatibles. L'une est une révolte contre l'hypertrophie de la sensibilité  morale juive. L'autre révolte, elle aussi imprégnée de moralisme, se porte contre le  monde la réussite. Le moralisme propose, de façon subversive, la définition de la vie comme échec, pour servir d'antidote à la vie comme réussite. L'esthète, dans une subversion que les années soixante allaient s'approprier comme une de leurs caractéristiques, propose la définition de la vie comme parade monstrueuse pour servir d'antidote à la vie comme ennui.

L'essentiel de l'oeuvre d'Arbus se situe à l'intérieur de l'esthétique warholienne, c'est-à-dire qu'elle se définit par relation au couple jumeau ennui-monstruosité; mais elle n'a pas le style de Warhol. Elle n'avait ni son narcissisme et son génie de ma publicité, ni l'attitude de neutralité qu'il adopte pour s'isoler du monstrueux, ni son sentimentalisme. Il est peu probable que Warhol, issu d'une famille ouvrière, ait jamais rien ressenti de l'attitude ambivalente à l'égard de la réussite dont étaient affligés les enfants de la bourgeoisie juive dans les années soixante. Pour quelqu'un qui a été élevé dans le catholicisme, comme Warhol et la quasi-totalité des membres de sa bande, la fascination du mal est une attitude bien plus authentique que pour qui vient d'un milieu juif. Comparée à lui, Arbus paraît extraordinairement vulnérable, innocente, - et certainement plus pessimiste. Sa vision dantesque de la ville (et de la banlieue) est sans recours ironique. Bien que le matériau d'Arbus soit dans une grande mesure identique à celui que dépeint, par exemple, Chelsea girls de Warhol (1966), ses photos ne jouent jamais avec l'horreur pour en tirer des rires; elles n'offrent pas d'ouverture à la moquerie, ni de possibilité de s'attendrir sur les marginaux, comme c'est le cas dans les films de Warhol et Paul Morissey. Pour Arbus, les marginaux et les Américains moyens étaient aussi exotiques les uns que les autres: un garçon défilant dans une manifestation belliciste et une ménagère de Levittown appartenaient à un monde aussi étranger qu'un nain ou un travesti; une banlieue petit-bourgeoise était aussi lointaine que Time Square, les asiles d'aliénés et les bars homosexuels. L'oeuvre d'Arbus exprimait son opposition à tout ce qu'elle éprouvait comme public, à tout ce qui était conventionnel, sûr, rassurant... et ennuyeux, et son attrait pour ce qui était privé, caché, laid, dangereux et fascinant. Ces contrastes, aujourd'hui, ont quelque chose de vieillot. L'imagerie collective n'est plus monopolisée par la sécurité, le monstrueux, n'est plus un domaine réservé, difficile d'accès. C'est tous les jours qu'on voit dans les kiosques à journaux, à la télévision, dans le métro, des êtres bizarres, des réprouvés sexuels, des gens apathiques. L'homme de Hobbes court les rues, au vu de tous, des paillettes dans les cheveux.
Raffinés, au sens familier que ce terme a pris pour la modernité - choisissant la maladresse, la naïveté, la sincérité contre les artifices et le fignolé du grand art et des grandes affaires -, Arbus déclarait que le photographe dont elle se sentait proche était Weegee dont les photos brutales de victimes de crimes ou d'accidents étaient le pain quotidien des journaux populaires des années quarante. En effet ses photos sont bouleversantes, sa sensibilité est celle d'un homme des villes, mais la ressemblance entre son oeuvre et celle d'Arbus s'arrête là. Malgré toute l'énergie qu'elle mettait à renier les éléments classiques du style recherché en matière de photographie, comme la composition, l'art d'Arbus n'était pas sans recherche. Et il n'y avait rien de journalistique dans les motifs qui la poussaient à prendre des photos. Ce que l'on peut y trouver de journalistique, voire de sensationnel, les situe plutôt dans la mouvance du surréalisme: leur goût pour le grotesque, leur profession d'innocence par rapport à leurs sujets, leur façon de prétendre que tous les sujets ne sont que des "objets trouvés".
"Je ne choisissais jamais un sujet à cause de ce qu'il signifiait pour moi quand j'y pensais", écrivait-elle, en incarnation têtue du bluff surréaliste. On présume donc que les spectateurs ne sont pas censés juger les gens qu'elle photographie. Bien entendu, les choses ne se passent pas ainsi. Et l'éventail même de ses sujets formule un jugement. Brassaï, qui photographiait des gens semblables à ceux qui  intéressaient Arbus  - sa "Môme Bijou" de 1932 -, photographia aussi des paysages urbains touchants et fit le portrait d'artistes célèbres.

Brassaï, La Môme Bijou, 1932

 "Asile psychiatrique", New Jersey, 1924 de Lewis Hine pourrait être une des dernières photos d'Arbus (à ceci près que le couple d'enfants mongoliens qui posent sur la pelouse est photographié de profil et non de face); les scènes de rue que Walker Evans fit à Chicago en 1946 sont des sujets pour Arbus, comme beaucoup de photographies de Robert Frank. La différence réside dans l'éventail des autres sujets, des autres émotions que Hine, Evans et Frank ont photographiés. Arbus était un auteur au sens leplus restrictif du terme, un cas aussi à part dans l'histoire de la photographie que Giorgio Morandi, qui passa un demi-siècle à peindre des natures mortes de bouteilles, l'est dans l'histoire de la peinture moderne européenne. Elle ne joue pas, comme la plupart des photographes ambitieux, de la diversité du champ des sujets, si peu que ce soit. Au contraire, tous ses sujets sont équivalents. Et établir des équivalences entre des monstres, des fous, des ménages de banlieues et des nudistes, c'est bien un jugement, et un jugement très fort, qui a des affinités avec un état d'esprit politique spécifique, que partagent beaucoup d'Américains instruits qui appartiennent à la gauche libérale. Les modèles des photos d'Arbus ont tous un air de famille, sont les habitants d'un même village. Il se trouve seulement que ce village peuplé d'idiots, c'est l'Amérique. Au lieu de montrer l'identité de choses différentes, elle montre que chacun ressemble à tous.


Diane Arbus
Diane Arbus, 1963

Susan Sontag, Sur la photographie (1973), Christian Bougeois éditeur, 2008.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire