Blog proposé par Jean-Louis Bec

mercredi 21 mai 2014

A vue d'oeil


Rubriques: photographie du XIXième; perception, vision et photographie; photographie objective et subjective; fiction, récit et photographie; texte et photographie

Ils ne sont pas légion, les écrivains du XIX ième siècle qui furent en même temps photographes. Zola est  l'un des rares exemples qui illustre cette liaison entre deux arts différents, et c'est sans doute l'origine de l'intérêt considérable que ses expérimentations photographiques ont suscité auprès des chercheurs en lettres et en histoire de la photographie. Mais Zola ne découvrit la photographie qu'après avoir clos le cycle des Rougon-Macquart. Ses premiers essais datent de 1888, et ce n'est qu'à partir de 1894 qu'il consacre la plupart de son temps libre à la photographie. Sa passion pour la photographie naît avec celle pour Jeanne Rozerot, fait qui se manifeste aussi dans le choix de ses motifs. Ses clichés montrent avant tout des excursions en famille et des fêtes de famille. La passion photographique de Zola, nous disent ses interprètes, sert à une réconciliation avec la réalité qu'il a vue et critiquée, analysée, voire disséquée, dans son cycle romanesque.
Alain Buisine "Fondamentalement, la photographie réconcilie Zola avec le réel qu'elle pacifie profondément. (...) Désormais la photographie atténue et calme le réel que l'écriture cherchait, par tous les moyens, à intensifier.

Emile Zola:  sa famille en 1902


Emile Zola, sa fille Denise, 1902


Emile Zola, sa fille Denise, entre 1897 et 1902

Ce qui est l'oeuvre dans le projet généalogique des Rougon-Macquart trouve sa correction symbolique dans la passion photographique et familiale de Zola. La photographie "arrange (dans tous les sens du mot) si bien la famille", elle est "une merveilleuse machine à donner un air de famille", comme le  montrera, bien plus tard, la fameuse exposition the family of man de Steichen. Cette nouvelle orientation aura un écho dans la production romanesque de Zola. Alain Buisine et Philippe Bonfils lisent Fécondité comme "réparation symbolique" du roman de jeunesse Madeleine Férat en soulignant la réapparition des noms propres et du motif de la photographie. Tandis que Fécondité tient les promesse du titre et donne une prolifération généalogique, Madeleine Férat contient une grande variation de constellations familiales qui se terminent toutes par la mort, la séparation et l'adultère.
Fécondité et Madeleine Férat appartiennent, avec la Curée, aux rares textes zoliens qui utilisent la photographie comme motif. Généralement elle ne joue qu'un rôle à part. Au lieu d'étudier l'évidente association du phantasme familial et de la photographie, je vais tenter d'analyser les rapports entre photographie, physiologie et poétologie, afin de relire Madeleine Férat dans cette perspective.

A l'époque où se développe sa passion pour la photographie, Zola reçoit chez lui un groupe de médecins et de psychiatres, qui l'ont choisi pour mesurer les rapports entre supériorité intellectuelle et névropathie, et parmi lesquels on remarque Alphonse Bertillon qui, quelques années plus tard, devait élaborer son système anthropométrique pour l'utilisation psychiatrique et criminologique. L'écrivain se soumet de bonne grâce aux investigations de ces chercheurs, dont les travaux sont dirigés par le professeur Edouard Toulouse. On lui tâte le pouls, on analyse son urine, on relève ses empreintes digitales, on l'interroge sur sa famille et sa vie quotidienne, on le soumet à des tests d'association et de mémoire, et l'on ne manque pas de le photographier de face et de profil. Pour ce qui est de ses connaissances littéraires, les résultats sont plutôt décevants: Zola attribue un texte de Rousseau à George Sand et confond L'avare de Molière avec un romancier du XVIII ou XIXe siècle, expliquant sa relative ignorance de la littérature française par le fait que sa propre production lui laisse peu de temps pour la lecture. Par contre, les expériences qui portent sur la vision donnent un tout autre résultat: ses capacités extraordinaires de vision et de mémoire visuelle sont soulignées par les chercheurs. Les médecins constatent également un fait assez étrange: quand Zola ferme les yeux, le monde extérieur réapparaît comme effet lumineux.
"Le soir, dans l'obscurité, il existe des sensations lumineuses qui ont les caractères suivants: Elles ne sont jamais produites que dans des lieux que M. Zola connaissait parfaitement. Il les a de ses deux yeux, ce qui prouve que la contracture de l'orbiculaire n'est pas la seule cause de ces sortes de phénomènes. M.Zola s'est demandé si ce n'était pas là un phénomène d'évocation, le souvenir très intense des objets qu'il sait être près de lui. C'est, dans tous les cas, un état d'excitation sensorielle anormale. Il est à noter que le trouble est assez ancien, bien que M. Zola ne puisse préciser l'époque de son début. Enfin il est, jusqu'à un certain point, sous la dépendance de sa volonté; car M. Zola peut le reproduire quand cela lui  plaît, surtout le soir, en se mettant au lit."

La description assez sèche des scientifiques correspond avec des lettres de Zola dans lesquelles il souligne sa faculté d'évocation visuelle, comparable à sa production littéraire. Zola voit son propre cerveau comme une chambre obscure qui peut enregistrer et reproduire tous les objets extérieurs. Dans la préface du livre d'Edouard Toulouse, Zola parle de sa tête comme d'un "crâne de verre", qui ne contient plus rien au-delà de ce que les lecteurs connaissent déjà grâce à la lecture de ses livres. L'objectivité scientifique et l'objectivité romanesque ne font qu'un. Par contre, dans une lettre adressée à son ami et compagnon de route Henri Céard, Zola souligne la distance prise avec la "vérité" dans sa perception.

"J'aurais aimé seulement vous voir démontrer le mécanisme de mon oeil. J'agrandis, cela est certain; mais je n'agrandis pas comme Balzac, pas plus que Balzac n'agrandit comme Hugo. Tout est là, l'oeuvre est dans les conditions de l'opération. Nous mentons tous plus ou moins, mais quelle est la mécanique et la mentalité de notre mensonge? Or (c'est ici que je m'abuse peut-être) je crois encore que je mens pour mon compte dans le sens de la vérité. J'ai l'hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de l'observation exacte. La vérité monte d'un coup d'aile jusqu'au symbole."

Le mensonge au service de la vérité réclamée par Zola pose la question des conditions ou, dans les termes de Zola, du mécanisme de la perception. Comment une perception par nature trompeuse peut-elle prétendre atteindre la vérité? Le saut dans les étoiles sur le tremplin de l'observation exacte n'est pas suffisant à lui seul, parce que c'est justement l'observation exacte qui montre l'objet de façon déformée. La solution de Zola se réfère à la physiologie comme science exacte et a connu une énorme réputation sous le nom de "roman expérimental". Sa lecture de Claude Bernard lui fournit la clef pour une transposition des catégories physiologiques dans le domaine du roman. Dans son manifeste Le roman expérimental, Zola procède à une simple substitution en mettant "romancier" à la place du "médecin".
Claude Bernard voit une différence de catégorie entre observation et expérience, entre la perception exacte et son interprétation. Dans ce contexte, la photographie est mentionnée explicitement. Elle correspond à l'image idéale de l'observation à la fois neutre et exacte.

"L'observateur (...) constate purement et simplement le phénomène qu'il a sous les yeux. Il ne doit avoir d'autre souci que de se prémunir contre les erreurs d'observation qui pourraient lui faire voir incomplètement ou mal définir un phénomène. A cet effet, il met en usage tous les instruments qui pourront l'aider à rendre son observation plus complète. L'observateur doit être le photographe des phénomènes, son observation doit représenter exactement la nature. Il faut observer sans idée préconçue, l'esprit de l'observateur doit être passif, c'est-à-dire se taire; il écoute la nature et dicte sous sa dictée.

L'observateur idéal est une chambre obscure qui enregistre sans fautes la dictée de la nature sans la modifier par des influences subjectives. Mais l'observation ne montre pas que des régularités et des faits; les lois qui régissent les phénomènes restent cachées, leur cohérence fonctionnelle n'apparaît que grâce à une  modification active qu'on provoque dans la régularité des faits. Ceci est la tâche de l'expérience, qui nous fait voir les choses avec leur véritable signification: "L'homme ne se borne pas à voir, il pense et veut connaître la signification des phénomènes dont l'observation lui a révélé l'existence". Pour cela il occupe tour à tour la position de l'observateur et celle de l'expérimentateur, passe du simple enregistrement à la modification de l'apparence des choses. L'expérience cherche à atteindre une évidence visuelle ou, pour reprendre les mots de Zola, elle est "une expérience "pour voir"". Zola cite abondamment le texte de Claude Bernard, y compris les passages consacrés à la photographie. Son intention est évidente: d'une part il cherche à utiliser la photographie comme moyen de corriger les fautes de l'observation subjective; d'autre part, il récuse le reproche classique selon lequel ses textes ne sont que des photographies littéraires. Le projet théorique du roman expérimental associe l'observation et l'analyse, un  observateur scientifique et un romancier expérimental. La photographie fournit le regard neutre et distancié; l'expérimentateur, par contre, garde la possibilité de modifier les données pour atteindre les lois de leur cohérence fonctionnelle.

Zola souligne qu'il ne s'agit pas d'un fait ontologique, mais d'une détermination fonctionnelle qui cherche à analyser les différents éléments dans leurs relations réciproques. Pour se rendre "maître des phénomènes", il faut analyser l'ensemble complexe de la société dans sa parenté avec les relations physiologiques et fonctionnelles. La société est un organisme comme un autre: elle obéit aux lois physiologiques et gouvernent le monde des corps. Le romancier ressemble à un médecin qui entreprend une vivisection pour découvrir les mystères de la vie et pour montrer au lecteur les lois de la machine vivante qu'il a sous les yeux.
D'une part, le romancier doit décrire les phénomènes avec une précision qui, était attribuée à la photographie, d'autre part, les descriptions sont intégrées dans le cadre d'un modèle interprétatif. Nous ne pouvons, souligne Zola, apercevoir le monde dans les perspectives de l'observation et de l'interprétation. La visualisation de la littérature chère à Zola se situe entre les extrêmes d'une observation photographique et d'une interprétation des éléments selon des hypothèses préformulées. Sont à éviter la réduction de la réalité en objectivité superficielle et l'imagination subjective de l'écrivain. Zola cherche à naviguer entre la Carybde d'une objectivité photographique et la Scylla d'une orientation à la subjectivité de l'écrivain, en faisant de la perception le relais entre sujet et objet. La réalité n'est donnée que dans le mode de leur phénoménalité. L'acte de perception réunit le sujet let l'objet.
L'"optique personnelle" soulignée par Zola dépend des facteurs individuels et historico-poétologiques. Dans le Roman expérimental, Zola reprend une formule des Frères Goncourt pour parer à la critique selon laquelle la méthode physiologique ne pourrait atteindre le niveau de l'art parce qu'il lui manquerait sa signature individuelle: "Il est certain, répond Zola, qu'une oeuvre ne sera jamais qu'un coin de la nature vu à travers un tempérament". Bien que l'écrivain doive suivre le fil directeur de l'observation scientifique, il dépend des conditions individuelles incontournables qui déterminent sa vision du monde, conditions auxquelles viennent s'ajouter les facteurs historiques. Dans sa fameuse lettre à Valabrègue de 1864, Zola décrit l'histoire de la perception littéraire selon les critères visuels.

"Toute oeuvre d'art est comme une fenêtre ouverte sur la création. Il y a, enchâssé dans l'embrasure de la fenêtre, une sorte d'écran transparent, à travers lequel on perçoit les objets plus ou moins déformés, souffrant des changements plus ou moins sensibles dans leurs lignes et dans leur couleur. Ces changements tiennent à la nature de l'écran. (...) L'image qui se produit sur cet écran de nouvelle espèce est la reproduction des choses et des personnages placées au-delà, et cette reproduction, qui ne saurait être fidèle, changera autant de fois qu'un nouvel écran viendra s'interposer entre notre oeil et la création. (...) Si la fenêtre était libre, les objets placés au-delà apparaîtraient dans leur réalité. Mais la fenêtre n'est pas libre, et ne saurait l'être. Les images doivent trouver un milieu, et ce milieu doit forcément les modifier, si pur et si transparent qu'il soit."

Ces écrans qui déterminent notre vision du monde dépendent de facteurs historiques comme, par exemple, l'appartenance à une école littéraire. Zola distingue des écrans classiques, romantiques et réalistes qui sont caractérisées par des superficies et structures différentes.

"L'écran réaliste est un simple verre à votre, très mince, très clair, et qui a la prétention d'être si parfaitement transparent que les images le traversent et se reproduisent ensuite dans toute leur réalité. (...) Si clair, si mince, si verre à vitre qu'il soit, il n'en a pas moins une couleur propre, une épaisseur quelconque, il tient les objets, il les réfracte tout comme un autre."

L'imagination cesse d'être la "faculté maîtresse du romancier" et est remplacée par l'observation précise du monde et des divers documents collectionnées. "Tous les efforts de l'écrivain tendent à cacher l'imaginaire sous le réel". ce nouveau point de vue modifie également le statut de l'imagination en tant que telle: elle n'aura plus à créer un monde fictionnel, mais à réveiller des souvenirs. Le texte doit réveiller les souvenirs du lecteur, et c'est grâce à cette fonction évocatrice que le texte obtient sa réalité, son "sens du réel". L'imagination devient un instrument mnémotechnique, comme le montre clairement le texte intitulé Une campagne:

A ce propos, je signale la définition que Littré donne du mot imagination dans son Dictionnaire:" Faculté que nous avons de nous rappeler vivement et de voir en quelque sorte les objets qui ne sont plus sous nos yeux." Ces trois lignes bouleversent toutes les idées littéraires acceptées: elles remplacent la fiction, la fantaisie comique ou lyrique, par les documents évoqués et classés. je n'ai jamais dit autre chose, je n'ai jamais réclamé que les faits pour base et la vérité des êtres et des choses pour étude.

L'imagination montre ce qui est absent comme étant présent. Par conséquent, les facultés mnémotechniques de l'écrivain sont d'une importance capitale. Il doit transcrire les observations éparses dans le contexte cohérent d'une fiction, et, en même temps, il doit faire une expérience qui doit garantir l'évocation du représenté pour le lecteur.

Bernd Stiegler, Emile Zola: photographie et physiologie, in La photographie au  pied de la lettre, textes réunis par Jean Arrouye, Coll Hors Champ, Publications de l'Université de Provence, 2005.

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