Blog proposé par Jean-Louis Bec

vendredi 25 avril 2014

Diane, une légende


Rubriques: portrait photographique; photographie du XX ième siècle et contemporaine; psychologie du photographe, lecture de photographie

... Il fallut attendre dix sept ans pour que la photographie attirât à nouveau de telles foules au Musée d'Art Moderne de New York: ce fut à l'occasion de la rétrospective de l'oeuvre de Diane Arbus, en 1972. Dans l'exposition Arbus, cent douze photos, toutes prises par la même personne, et toutes similaires (c'est-à-dire que tout le monde, d'une certaine façon s'y ressemble), imposaient un sentiment diamétralement opposé à la chaleur rassurante des documents de Steichen. A la place d'êtres agréables à regarder, de braves gens comme tout le monde, vaquant à leurs affaires, l'exposition d' Arbus alignait un assortiment de monstres et de cas limites: laids pour la plupart, affublés de vêtements grotesques ou disgracieux, dans un cadre sinistre ou désertique, ils se sont interrompus pour prendre la pose et, dans bien des cas, pour regarder le spectateur avec candeur et comme en confidence. L'oeuvre d' Arbus n'invite pas les spectateurs à s'identifier avec les parias et les misérables qu'elle a photographiés. L'humanité n'est pas "une".
Les photographies de Diane Arbus sont porteuses du message anti-humaniste par lequel les hommes et les femmes de bonne volonté des années soixante-dix veulent être dérangés, tout comme ils souhaitent, dans les années cinquante, être consolés et distraits par un humanisme sentimental. Il n'y a pas entre ces deux messages autant de différences qu'on pourrait le supposer. L'exposition de Steichen était tonifiante et celle d'Arbus déprimante, mais toutes deux aboutissent avec autant de succès à empêcher que la réalité soit comprise d'un point de vue historique. Les photos choisies par Steichen sous-entendent l'existence d'une condition ou d'une nature humaine dont chacun participe. En visant à montrer que les individus naissent, travaillent, rient et meurent partout de la même façon, "La famille humaine" nie le poids déterminant de l'histoire, des différences, des injustices, des conflits authentiques et inscrits dans l'histoire. Les photographies d'Arbus court-circuitent tout aussi nettement la dimension politique en suggérant un monde où chacun est un étranger, où  chacun est désespérément isolé, figé dans une identité et des relations infirmes, mécaniques. La pieuse exaltation de l'anthologie photographique de Steichen et l'accablement détaché de la rétrospective d'Arbus congédient toutes deux l'histoire et la politique: l'une en universalisant la condition humaine, et en faisant quelque chose de joyeux; l'autre en atomisant, et en faisant quelque chose d'horrible.

L'aspect le plus frappant de l'oeuvre d'Arbus est qu'elle semble s'être engagée dans une des entreprises photographiques les plus fortes qui soient - s'intéressant essentiellement aux victimes, aux malchanceux - mais sans viser la compassion que l'on s'attend à trouver comme but de ce genre d'entreprise. Son oeuvre montre des gens pathétiques, pitoyables autant que repoussants, mais elle ne suscite aucun sentiment de compassion. Là où il serait plus exact de parler de dissociation du point de vue, c'est pour leur honnêteté et leur façon de coller sans sentimentalisme à leur modèle que ces photos ont été louées.  Ce qui est en réalité leur agressivité à l'égard du public a été traité comme  un triomphe moral: l'impossibilité pour qui les regarde de prendre ses distances avec leur sujet. Il est plus plausible de dire que les photographies d'Arbus, avec leur façon d'accepter l'effroyable, évoquent une naïveté à la foi farouche et sinistre, car fondée sur la distance, sur le privilège, sur un sentiment que ce qui est soumis au regard du spectateur est réellement autre. Bunuel, à qui l'on demandait pourquoi il faisait des films, répondit que c'était "pour montrer que nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes possible". Arbus a pris des photos pour montrer quelque chose de plus simple: qu'il y a un autre monde.
L'autre monde on le trouvera, comme toujours, à l'intérieur du nôtre. Ne s'intéressant, c'était ce qu'elle déclarait, qu'à photographier des gens qui avaient "un air étrange", Arbus trouva beaucoup de sa matière première tout près de chez elle. New York, avec ses bals de travestis et ses hospices, était riche en "phénomènes". Il y avait aussi une fête foraine dans le Maryland, où elle trouva une pelote à épingles vivante, un hermaphrodite avec un chien, un homme couvert de tatouages et un avaleur de sabres albinos; les camps de nudistes du New Jersey et de Pennsylvanine; Disneyland et un plateau de Hollywood à cause de leurs paysages morts ou factices, et dépeuplés; et l'asile non identifié où elle prit certaines de ses dernières, et plus troublantes photographies. Et il y avait toujours la vie quotidienne, avec son inépuisable cortège d'étrangetés, pour qui sait les voir. L'appareil photo a le pouvoir de saisir les gens dits normaux de telle façon qu'ils apparaissent anormaux. La photographie fait choix de l'étrange, le pourchasse, le cadre, le développe, lui donne un titre.
"Vous voyez quelqu'un dans la rue, écrivait Arbus, et ce que vous remarquez fondamentalement chez lui, c'est la faille." L'aspect répétitif marqué de l'oeuvre d'Arbus, si loin qu'elle s'éloigne de ses sujets typiques, montre que sa sensibilité pouvait, par  le truchement de l'appareil photo, instiller l'angoisse, la perversité, la maladie mentale dans n'importe quel modèle. Deux photos représentent des bébés en train de pleurer: les bébés ont l'air d'être troublés, déments. Ressembler à quelqu'un, ou avoir un trait commun avec une personne, c'est une source permanente de menace, selon les critères propres au regard dissocié qui était celui d'Arbus. Il peut s'agir de deux filles (pas des soeurs) vêtues d'imperméables identiques, photographiées ensemble à Central Park, ou des jumeaux et des triplés qui apparaissent côté à côté dans plusieurs photos. De nombreuses photographies désignent, avec un étonnement qui a quelque chose d'oppressant, le fait que deux êtres forment un couple; et il n'est de couple qu'étrange: hétéro ou homo, noir ou blanc, dans une maison de retraite ou dans une école secondaire. Les gens avaient l'air excentrique parce qu'ils étaient soit dévêtus, comme les nudistes, soit vêtus, comme la serveuse du camp de nudistes, qui porte un tablier. Quiconque était photographié par Arbus était un phénomène: un garçon qui attend de défiler dans une manifestation en faveur de la guerre, avec un chapeau de paille et son insigne "Bombardez Hanoi"; le roi et la reine d'un bal de retraités; un couple d'une banlieue résidentielle, la trentaine, affalé dans des fauteuils de jardin, (...). Dans "Geant juif chez lui avec ses parents, dans le Bronx, New York 1970", les parents ont l'air de nains, comme si eux non plus n'avaient pas la bonne taille, comme leur énorme fils qui les domine, voûté sous le plafond bas de leur salle de séjour.

Diane Arbus



Les photographies d'Arbus s'imposent par le contraste entre le caractère déchirant du sujet et une impression d'attention calme, presque flegmatique. Cette qualité d'attention -attention du photographe, attention du modèle concentré sur la photo qui est prise de lui - crée la scène morale de ses portraits directs, contemplatifs. Loin d'épier ces phénomènes et ces parias, loin de les prendre sans qu'ils le sachent, la photographe a fait leur connaissance, les a rassurés, si bien qu'ils ont posé pour elle aussi calmement, aussi dignement que n'importe quel notable victorien posant pour son portrait chez Julia Margaret Cameron. Une grande part du mystère réside dans ce que ces photos suggèrent sur les sentiments que pouvaient éprouver les modèles après avoir consenti à se faire photographier. Se voient-ils vraiment ainsi? se demande le spectateur. Savent-ils à quel point ils sont grotesques? Il semblerait que non.

Le sujet des photographies d'Arbus c'est, pour emprunter l'imposante étiquette hégelienne, "la conscience malheureuse". Mais la plupart des personnages de son Grand-Guignol ne semblent pas savoir qu'ils sont laids. Elle photographie des individus à des degrés variables de conscience (ou plutôt d'inconscience) de leur souffrance, de leur laideur, des gens qui ne s'en rende pas compte. Cela limite nécessairement le type d'horreurs qu'elle aurait pu être portée à photographier: en sont exclus ceux qui, selon toute vraisemblance, savent qu'ils souffrent: les victimes d'accidents, de guerres, de famines et de persécutions politiques. Arbus n'aurait jamais photographié des accidents, évènements qui font irruption dans une vie, elle se spécialisait dans les effondrements individuels au ralenti, qui ont pour la plupart commencé avec la naissance du sujet.

Bien que de nombreux spectateurs soient prêts à imaginer que ces êtres, habitués des bas-fonds du sexe ou aberrations génétiques, sont malheureux, il y a peu de photographies qui montrent une indubitable détresse. Les photos de déviants ou de phénomènes ne mettent pas l'accent sur leur souffrance mais bien plutôt sur leur détachement et leur autonomie. les travestis dans leur loge, le nain mexicain dans sa chambre d'hotel (...) nous sont le plus souvent montrés comme des êtes gais, ordinaires, qui s'acceptent eux-mêmes. La souffrance se lit davantage dans les portraits des gens normaux: le couple de vieux qui se disputent sur un banc de parc, (...)

Diane Arbus

Brassaï dénonçait les photographes qui essayent de piéger leur modèle à son insu, croyant à tort surprendre quelque révélation à son sujet. Dans l'univers qu'Arbus a colonisé, les modèles ne cessent de se révéler eux-mêmes. Il n'y a pas d'instant décisif. Le point de vue d'Arbus selon lequel la révélation de soi est un processus continu, équitablement distribué, est une façon d'affirmer l'impératif whitmanien: accordez la même importance à tous les moments. Comme Brassaï, elle voulait que ses sujets fussent pleinement conscients, aussi au fait que possible de l'acte auquel ils prenaient part. Au lieu d'enjôler ses modèles pour leur faire prendre une pose naturelle ou typique, elle les encourage à être gauches - c'est-à-dire à poser. (Par quoi la révélation de soi s'identifie à ce qui est étrange, surprenant, de guingois). Debout ou assis, leur raideur les fait ressembler à des images d'eux-mêmes.
Dans la plupart des photos d'Arbus, les modèles regardent droit vers l'appareil. Cela les fait souvent paraître encore plus étranges, presque détraqués. (...)
Dans la rhétorique normale du portrait photographique, la pose frontale signifie solennité, franchise, révélation de l'essence du modèle. C'est pour cela que la frontalité semble convenir aux photos de cérémonies (mariages, remises des diplômes) mais semble moins appropriée aux affiches des candidats à une élection. Pour les politiciens, le trois quarts est plus fréquent: regard qui s'élève plus qu'il ne dévisage, suggérant, à la place d'une relation avec le spectateur, avec le présent, une relation abstraite et plus valorisante avec l'avenir.) Ce qui rend la pose frontale si saisissante, dans l'usage qu'en fait Arbus, c'est que ses modèles sont souvent des gens dont on aurait pas attendu qu'ils se livrent si gentiment, si ingénument à l'appareil. Ainsi, dans les photos d'Arbus, la frontalité implique aussi, avec le plus grand éclat, la coopération du modèle. Pour faire poser ces gens, la photographe a dû gagner leur confiance, a dû se lier d'une sorte d'amitiés avec eux. (...)
Arbus avait peut-être une vision simpliste du charme, de l'hypocrisie et du malaise qu'on éprouve à fraterniser avec des phénomènes. Après l'exaltation de la découverte, il y avait l'excitation d'avoir gagné leur confiance, de ne pas avoir peur d'eux, d'avoir dominé sa propre aversion. Photographier des monstres "m'excitait terriblement, expliquait-elle. J'étais tout simplement folle d'eux."

Diane Arbus




Diane Arbus

Au moment de son suicide, en 1971, les photographies de Diane Arbus étaient déjà célèbres auprès des gens qui suivent ce qui se passe dans ce domaine; mais comme dans le cas de Sylvia Plath, l'intérêt que son oeuvre a suscité depuis sa mort est d'un autre ordre: une espèce d'apothéose. Qu'elle se soit suicidée semble le gage que son oeuvre est sincère, sans voyeurisme, empreinte de compassion, non de froideur. Son suicide semble aussi faire de ses photos quelque chose de plus dévastateur, comme s'il prouvait qu'elle avait encouru un danger en les prenant.

Elle avait elle-même suggéré cette possibilité. "Tout est d'une beauté à vous couper le souffle. Je m'avance en rampant sur le ventre, comme on fait dans les films de guerre." Bien que la photographie soit normalement l'acte du regard tout-puissant qui se pose à distance, il existe un cas où les gens meurent effectivement pour prendre des photos: celui où ils photographient des gens en train de s'entre-tuer. Seule la photographie de guerre combine le voyeurisme et le danger. Les photographes de guerre ne peuvent éviter de participer à l'activité meurtrière dont ils fixent les images; ils portent même l'uniforme, bien que sans insigne de grade. Découvrir, en la photographiant, que la vie est "vraiment un mélodrame", comprendre l'appareil photo comme une arme offensive, cela implique qu'il y aura des victimes. "Je suis sûre qu'il y a des limites, écrivait-elle. Dieu sait, quand les troupes commencent à avancer sur vous, que vous vous sentez au bord de cet état de paralysie dans lequel vous risquez bel et bien de vous faire tuer..." Ces mots d'Arbus décrivent, rétrospectivement, une sorte de mort au combat: ayant enfreint certaines limites, elle est tombée dans une embuscade psychique, et a été victime de se propre honnêteté, de sa propre curiosité. (...)
A suivre...

Susan Sontag, Sur la photographie, (1973), Christian Bourgeois éditeur, 2008

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