Blog proposé par Jean-Louis Bec

samedi 5 avril 2014

Road and phot-movie


Rubriques: photographie du XXième et contemporaine; art et photographie; psychologie du photographe;

Qui est l'auteur de ces photographies? L'homme errant dans les toilettes de la gare routière d'Oklahoma City? L'un des hippies qui regardent le soleil se coucher sur le Grand Canyon? Le touriste en visite à Cape Kennedy (...)? De morne lit de motel en morne lit de motel, de repas banal en repas banal, de ville en ville, d'est en ouest, ces photographies constituent une sorte de journal visuel qui retrace le parcours de quelqu'un de passage photographiant presque tout ce qu'il voit et ce qu'il fait, ainsi que la plupart des gens qu'il croise sur sa route. Ensemble, ces photographies composent un portrait, et bien qu'on ne le voit jamais, l'homme qui se tient derrière l'objectif est bien là, à la fois présent et anonyme. Pourtant, ces photographies n'ont pas été prises au hasard par quelque vacancier ou voyageur itinérant: elles sont bien l'oeuvre de Stephen Shore. De retour chez lui, comme s'il était simplement parti en vacances, il a déposé les pellicules chez un photographe de quartier qui les a fait développer chez Kodak; quelques jours plus tard, les tirages étaient là.

En 1972, quand ils ont été présentés à New York, on les a pris pour des photographies d'amateur. Mais leur simplicité et leur naturel étaient délibérés. (Aujourd'hui, on ne peut plus confondre les images de Shore de cette période avec celles d'autres photographes.) Tirées sur papier brillant, les épreuves, de petite taille, étaient simplement fixées à même le support, formant des placards qui couvraient trois murs. Aujourd'hui, nous savons que ce travail, qui fut, selon l'artiste, mal accueilli à l'époque, a constitué un tournant radical dans la photographie d'art - caractérisée, au début des années 70, par la composition formelle, le cadre et le noir et blanc. Plus de trente ans se sont écoulés depuis, et Surfaces américaines apparaît bien comme un jalon majeur de l'histoire de la photographie en couleurs aux Etats-Unis dans les années 1970, médium dont, avec William Eggleston, Shore a contribué à définir le langage. S'appuyant sur le travail des grands photographes voyageurs qui l'ont précédé - de Walker Evans à Robert Frank et Garry Winogrand -, il a fait oeuvre de pionnier et exercé une influence considérable sur nombre de photographes dans les années 1980 et 1990. A cause du style des coiffures, des vêtements, des voitures en stationnement, des vitrines, de la signalisation, de la décoration intérieure des habitations, ces photographies peuvent paraître datées. Elles conservent toutefois une présence et un côté instantané incontestables. Par elles se constitue un autre portrait, celui d'une époque particulière des Etats-Unis vue par les yeux d'un artiste qui a confié à son appareil le soin de raconter l'histoire.
En 1972, Nixon est président et la guerre du Vietnam fait rage. C'est l'époque des manifestations pacifistes, des détournements d'avions et des attentats à la bombe en Irlande du Nord. Lors des jeux Olympiques de Munich, des terroristes palestiniens tuent onze athlètes israéliens. Le carburant manque, on fait la queue dans les stations-service, et Apollo 16 est en route vers la lune. On garde facilement en mémoire les images qui nous ont marqués. Mais ce sont souvent des instants fugitifs ou des détails apparemment insignifiants qui permettent de faire le lien entre le passé et le présent. Et c'est grâce à une prise de conscience collective de l'expérience vécue que l'on parvient à mieux cerner ce que nous sommes.
Quand il décide de se lancer dans son premier long périple à travers les Etats-Unis, muni d'un Rollei 35 mm (le précurseur de l'appareil automatique), Stephen Shore, qui est né à New York, a vingt-quatre ans. En mars 1972, il commence par photographier New York et ses environs; en juin, il prend la route en direction du sud, vers le Maryland, la Virginie, la Caroline du Nord et la Caroline du Sud, puis vers le Sud profond et le sud-ouest. A Flagstaff, en Arizona, il prend la route 66 vers l'est, en direction d'Oklahoma City, puis s'oriente vers le nord, jusqu'à Chicago (il admet s'être inspiré de la chanson de Bobby Troup, "Route 66"; " Prends ton pied/sur la route 66"). Qu'il passe devant les alignements de maisons bien ordonnés de Durango, dans le Colorado, qu'il arpente les rues endormies du centre de Farmington, au Nouveau-Mexique, ou qu'il ouvre la porte d'un réfrigérateur vide et sale à Pontiac, dans le Michigan, il découvre un monde qui lui était jusqu'alors inconnu. Les gens semble différents; le temps passe plus lentement et paraît même immobile - ce dont il témoigne constamment de façon remarquable. Le caractère de chaque lieu est mis en évidence; on voit et on sent les traces du passé.
Surfaces américaines est un road-movie; comme tel, il est parfois empreint de pessimisme et l'on sent que le réalisateur-protagoniste est attiré par la morosité et la banalité. Souvent, on a l 'impression qu'il ne se passe rien, ou simplement quelque chose de très anodin. Toutefois, une grande beauté émerge là où on l'attend le moins, de même que l'humour et l'émotion. Le carnet de route devient une méditation sur le sens de notre présence au monde et sur ce que signifie pointer l'objectif de l'appareil dans telle direction plutôt que dans telle autre. Qu'importe ce qui est photographié, le sujet est toujours la photographie elle-même. Comme tout road-movie, Surfaces américaines contient un très grand nombre de personnages: l'homme derrière le comptoir du mont -de-piété de Farmington, que l'on imagine à cette place chaque jour depuis quarante ans; 

Stephen Shore, Farmington, Nouveau Mexique, 1972.

Stephen Shore, Selma, Alabama, 1972.

les garçons à une station-service de Selma, en Alabama, dont le plus jeune, blanc et blond, regarde l'objectif bien en face tandis que le plus âgé, noir, baisse les yeux; L'homme de la gare routière d'Oklahoma City, est sans doute l'un des portraits les plus émouvants de toute la photographie en couleurs des années 1970.

Stephen Shore, Oklahoma City, Oklahoma, 1972.

 Autant d'individus "réels" qu vivent en un lieu et à une époque qui, dans un certain sens, semblent être déjà révolus. C'est alors qu'apparaît la dimension sociologique de Surfaces américaines. La croissance urbaine et commerciale, dans la seconde moitiè des années 1970 et le début des années 1980, menace d'envelopper les Etats-Unis d'une ennuyeuse uniformité, de priver une bonne partie du pays de sa spécificité et ses habitants de leur sentiment d'appartenance. Et Shore, notamment, est parvenu à en capter les prémices. En repensant à cette époque, déjà lointaine, en particulier dans le sud et le sud-ouest tels qu'on les voit ici, l'année 1972 semblait dejà défunte, avec son passé soigneusement encadré dans un tableau sur le mur du Holliday Inn de Durango, dans le Colorado.

Stephen Shore, Texas, 1972.

De tous les lieux parcourus par Shore au fil des kilomètres alors qu'il réalisait Surfaces américaines, il n'y a pas une seule image de carte postale; parmi les 312 photographies qui constituent l'ouvrage, aucune ne se prête à une idéalisation commerciale des grands espaces. En général, Shore photographie de près, comme en témoignent les très nombreux intérieurs et portraits. Il nous donne à voir l'endroit où il se trouve. Quand il s'arrête de long de la route US 89, en Arizona, pour photographier le Painted Désert, il intègre dans le cadre, en bas, la glissière de sécurité. Au Grand Canyon, ce n'est pas la grandeur épique qui l'intéresse mais les gens qui sont présents.

Stephen Shore, Arizona, 1972.

L'élément humain est au coeur de son projet. La question "Que dois-je photographier?" présente peu d'intérêt pour Shore. Sa réponse est "tout le monde". Dans un entretien avec Lynne Tillman en 2004 il dit, tout simplement: J'enregistrais ma vie."
"C'était le journal visuel d'un voyage à travers le pays. Quand j'ai commencé ce périple, j'avais beaucoup d'idées sur ce que j'allais faire. Je ne voulais pas capter des "instants décisifs". Cartier-Bresson avait forgé cette expression pour désigner certaines rencontres visuelles exceptionnelles, mais j'étais plus intéressé par la banalité. Je voulais rester visuellement conscient au fur et à mesure que la journée avançait. Je commençais par photographier tous ceux que je rencontrais, tous les repas, toutes les toilettes, tous les lits dans lesquels je dormais, toutes les rues que j'empruntais, toutes les villes où je séjournais. Ensuite, quand le voyage a été terminé, je l'ai simplement continué."

Shore a focalisé son attention sur tout ce qui l'entourait, joue après jours, pendant une très longue période, livrant des témoignages de ce qu'on pourrait appeler une "conscience exacerbée". Cette envie de photographier tout ce qu'il fait et tous ceux qu'il rencontre est liée à ses débuts de photographe, de 1965 à 1967 (il sort tout juste de l'adolescence), dans la mouvance de la Factory, l'atelier d'Andy Warhol à New York. L'influence de Warhol en particulier et du Pop Art en général - les séries, le côté répétitif, la neutralité, l'absence de relief, la culture pop et l'attention accordée aux systèmes de signes - a souvent été évoquée à propos des premières oeuvres de Shore au début de années 1970. Mais Warhol a exercé sur Shore une autre influence, qui a été moins soulignée, provenant de la pratique de l'enregistrement constant, avec un appareil photographique ou un magnétophone, de tout ce qui l'entourait. Le Polaroïd, qui était l'appareil préféré de Warhol, permet d'obtenir une photographie instantanément. L'influence du Pop Art est vraiment évidente dans l'attention portée par Shore aux signes et signaux et sur lesquels il focalise l'oeil du spectateur. Dans une rue du Queens, en avril 1972, deux hommes pris de dos sur le trottoir semblent immobiles; dans le coin supérieur gauche de la photographie apparaît un morceau d'enseigne: STAND.

Stephen Shore, NY, 1972.

Stephen Shore, Macon, Georgia, 1972

(...) Si vous vous rendez dans ces villes, peut être aurez-vous envie de voir si ces enseignes sont toujours là. C'est quand son objectif capte un élément particulier, tel ce gros plan d'un plateau de table en Formica vert à Granite (Oklahoma), que le sens de l'humour de Shore est sans doute le plus aigu.


Stephen Shore, Oklahoma, 1972.

 Très souvent, on retrouve le froid détachement de Warhol, mais toujours passé au filtre de l'objectif vif et curieux de Shore et tempéré par son sens de l'humour et son enthousiasme à communiquer avec les gens.
Ce désir de photographier tout et tout le monde est également lié à la photographie conceptuelle de la fin des années 60 et du début des années 1970 et à l'art conceptuel en général: à l'humour pince-sans-rire d'Ed Rusha (Every Building on the Sunset Strip) ou à la déclaration presque absurde de l'artiste conceptuel Douglas Huelber proclamant, en 1971, vouloir photographier "toute personne vivante": "L'artiste photographiera jusqu'à la fin de ses jours, dans la mesure de ses capacités, l'existence de toute personne vivante; cela dans le but de produire la représentation la plus authentique et complète de l'être humain qui puisse être ainsi rassemblée." Le travail de l'artiste On Kawara, celèbre pour ses Date Paintings, peintures constituées seulement de la date de leur réalisation, peut-être comparé à celui de Shore dans les années 1970. Pendant des années, à côté de ces Date Paintings qu'il réalise sans interruption depuis 1966, Kawara a tenu des journaux -I met, I read, I went -  dans lesquels il notait au jour le jour le nom des personnes qu'il rencontrait, ce qu'il lisait et les villes où il séjournait, indiquant ses déplacements sur des plans photocopiés. Pendant des années, Kawara a envoyé des télégrammes à ses amis du monde de l'art contenant ces simples mots: "I am still alive." On peut voir dans cette production continuelle et quotidienne de peintures une forme de méditation, ce que l'artiste appelle de la "conscience pure"; les activités de Kawara font écho aux mots de Shore: "J'enregistrais ma vie."

Tout le monde connaît la fameuse déclaration de Warhol lors d'un entretien de 1967: "Si vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, vous n'avez qu'à regarder la surface de mes peintures, de mes films, de moi. Me Voilà. Il n'y a rien derrière. "Regardez derrière la "surface" des photographies de Stephen Shore; tout se trouve derrière: les Etats6Unis, qui nous étions, ce à quoi nous ressemblions, et l'artiste lui-même. On y trouve aussi le prolongement et l'approfondissement de genres essentiels dans l'histoire de la photographie et du cinéma - la photographie de rue et le road-movie, et une porte ouverte sur nombre de photographies d'artistes qui ont suivi. Prises au cours d'une période qui a duré vingt-deux mois, de 1972 à 1973, les photographies de Surfaces américaines n'ont été publiées sous la forme d'un livre qu'en 1999. Sans introduction ni préface, cet ouvrage, aujourd'hui épuisé, comprenait 77 clichés, sans mention de lieux ni de dates. Avec la présente édition, comprenant 312 clichés accompagnés des noms du lieu, du mois et de l'année où ils ont été pris, on peut retracer le voyage de l'artiste et l'accompagner du début à la fin dans sa démarche consistant à photographier tout et tout le monde. Cette version complète de Surfaces américaines, que Stephen Shore considère comme étant la "version du réalisateur", est à ranger, aux côtés des Américains (1959) de Robert Frank, et de 1964 (20002), de Gary Winogrand, parmi les oeuvres majeures de la photographie contemporaine aux Etats-Unis. Ce qui représente un véritable évènement.

Bob Nickas, Introduction de "Surfaces américaines"  de Stephen Shore, (1972), Phaïdon, 2005.

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