Blog proposé par Jean-Louis Bec

lundi 24 mars 2014

Axé sur le temps


Rubrique: photographie analogique et numérique; mémoire, temps et photographie, société et photographie

"Notre analyse de la mémoire nous oblige à approfondir le problème du temps: le temps du numérique est-il différent?
Quoi qu'il en soit des changements technologiques, la production de la matrice numérique est, comme celle du négatif, marquée irrémédiablement par l'irréversible. Ce n'est pas parce qu'il y a mémoire qu'il y a réversibilité. La photographie numérique, comme toute photographie, révèle du même et de l'autre, de la perte et du reste. Voyons comment elle bouleverse la répétition et la reprise, le flux et l'immédiateté, le temps et l'argent.
Ce qui semble spécifier cette photographie, c'est la répétition infinie ou ce qui semble être la répétition infinie: infinie? non, plutôt indéfinie; répétition? non, plutôt reprise. Reprise de quoi? Pour une "même" situation, une "même" scène, un "même" paysage, le photographe peut recommencer, se reprendre, retravailler la photo, d'une part en la refaisant, d'autre part en la retravaillant une fois faite. Cela peut avoir quelque chose de libérateur, l'angoisse du choix disparaît, le photographe va pouvoir prendre un nombre indéfini de photos.
Mais n'y a-t-il pas un double risque d'illusion? D'abord, l'illusion qu'une répétition est possible, alors que tout coule, que tout est toujours différent; c'est le flux avec lequel travaille l'art-contemporain. Ensuite, l'illusion qu'à un moment, grâce à cette possibilité technique, on va enfin pouvoir prendre la bonne photo: mais pourquoi dire "prendre"? Nous sommes piégés par ces mots alors qu'il faudrait dire "faire"... Ainsi, ce qui paraît au départ comme une grande libération, se révèle être un risque d'une grande difficulté. Les oeuvres relevant de la photographie povera nous aident à comprendre le problème: la pauvreté, la simplicité, le strict nécessaire - tout le travail d'Alain Cavalier en cinéma tourne autour de cela - sont parfois plus libérateurs que cette extrême richesse qui ne permet pas la maîtrise et, pire, qui peut engendrer le désir de maîtrise, alors que c'est peut-être justement dans ce lâcher prise qu'il faudrait aller. D'où le risque de l'épuisante litanie des photos - la question n'étant plus comment, ni quand prendre? mais plutôt comment arrêter? Il y a une sorte d'addiction au numérique, d'addiction à la photographie, et certains photographes prennent des dizaines de milliers de photos, avec, parfois, une naïve vanité.
Il y aurait donc non seulement tentative de répétition d'une même scène, mais surtout répétition de l'acte même de photographier. "La répétition, c'est la mort" disait Freud: photographier pour tromper la mort? Peut-être. En tout cas, il y aurait un déplacement de la pratique mise en oeuvre en vue d'une image, à la pratique mise en oeuvre pour elle-même, pour le plaisir de l'acte même. Déplacement exploitable dans le cadre de l'art-contemporain. Une sorte d'expérience de l'acte photographique. L'acte photographique se satisfaisant d'une certaine manière de lui-même. L'acte pour l'acte et non plus en vue de la génération future d'une image. Cela était en germe dans la photographie argentique, cela est développé avec la photographie numérique. Le sensuel polymorphe a dépassé le visuel; il se contemporanise.

Notamment dans son rapport au flux et à l'immédiateté. En effet, avec le numérique,est-on alors face à un nouveau rapport au temps ou bien face à un rapport à un temps nouveau?
Le temps du numérique n'est  plus le temps décisif, mais le temps porteur des multiples. Cartier-Bresson est mort. En ce temps nouveau, on n'est plus à la recherche de l'unicité, mais à la prise en compte des multiplicités. On est dans une logique non plus du stable, mais du flux, non plus de Parménide, mais d'Héraclite; on est dans le même épistémè que l'art contemporain. On n'est plus dans l'ordre du réel du temps, mais dans les boucles possibles du temps, non pas dans l'ordre au singulier, mais dans les boucles au pluriel. On est face à quelque chose qui irait d'un avant à un après, sans être une sorte d'éternel retour, avec un bouclage possible vis-à-vis du passé: quelque chose qui renverrait non pas à un réel, mais à un possible, à des possibles. Comme avec toutes les nouvelles technologies de l'information et de la communication, comme avec Internet. C'est cette pluralité de possibilités qui contemporanéise l'art et la photographie.
Nous sommes face à une nouvelle culture, une nouvelle approche de l'image. Ce changement pourrait faire penser à celui qui existe entre la musique numérique et la musique instrumentale et vivante qui renvoie à une toute autre logique: on ne peut plus comparer une image unique prise dans l'ordre du temps d'une logique stable à des images prises dans les boucles du temps et les boucles du flux.
Enfin, on peut repérer une autre illusion possible liée au temps dans le sentiment d'immédiateté de la réception. Il n'y a jamais d'immédiateté. L'acte photographique est toujours un acte construit, un acte médiat, il n'y a qu'une illusion d'immédiateté. Et par là, à nouveau, nous retrouvons l'art contemporain et sa critique des illusions.

Changement quant au temps; est-ce la même chose quant à la socialité et à l'argent?
Avec le numérique, le photographe a un nouveau rapport à l'argent. Nombreux sont les instruments extrêmement simples, peu couteux, qui existent pour photographier, comme, par exemple, le téléphone portable. C'est le premier aspect de la question de ce nouveau rapport à l'argent généré par la photographie numérique.
Mais il existe un deuxième aspect de cette question qui rappelle la gratuité qui règne pour l'écrivain: une fois fait un investissement de départ, [appareil numérique, ordinateur, carte mémoire] le photographe peut exploiter à l'infini ce tout, quasi gratuitement [s'il ne fait pas de tirage papier]. Par cette absence de coût, l'homme aux appareils a un nouveau rapport au réel: tout lui semble possible. Son rapport à la création semble alors totalement différent.
Mais en fin de compte, cette pratique coûte quand même quelque chose: du temps, beaucoup de temps; or "le temps c'est de l'argent". La photographie numérique est chronophage. En outre, elle immerge le photographe dans un autre rapport au temps, dans un rapport de légèreté quand cela est positif, d'irresponsabilité quand cela devient négatif. Le photographe est entre la dépense et le gaspillage du temps - de son temps, du temps des autres: nous savons tous comment il est pénible de recevoir par mail des images de différentes personnes qui sont allées en Corse et qui veulent nous envoyer, coûte que coûte, et nous montrer à tout prix - et c'est nous qui payons par ce temps dépensé et ainsi gaspillé - comment cela s'est passé: rien que le temps nécessaire pour télécharger est du temps perdu pour nous, donc de l'argent perdu. Il en est de même pour toutes ces propositions - au nombre de plus en plus grand - de visions d'images d'artistes - eux-mêmes au nombre de plus en plus grand. Or perdre du temps est pire que perdre de m'argent, car on peut aller à la recherche de l'argent perdu et le retrouver, alors qu'aller à la recherche du temps perdu ne permet qu'à Proust et, dans le meilleur des cas, à ses lecteurs, d'accéder au temps retrouvé.
Il y a donc, à cette occasion, un lien, un jeu, une oscillation entre le capital temps et le temps capital. On peut, certes, si c'est un choix, décider de dépenser sa vie en gaspillant son temps, ce qui n'est peut-être pas plus inutile que d'essayer de construire quelque chose dans un déni de la mort; mais, si cette dépense est imposée par, à la fois le système numérique, la messagerie électronique et la demande des autres, on peut regretter cette situation, car tel n'est pas notre bon plaisir: le numérique devient l'outil rêvé du gêneur, du bavard par l'image, de l'hystérique qui s'impose, bref de l'intrusif. Il y a dans cette pratique de l'acte photographique une dimension interpersonnelle, sociale et économique lourde, trop lourde. Un travail artistique et critique peut mettre à distance ces comportements serviles; là encore, l'art-contemporain réflexif peut être le terrain d'exploration et d'expérimentation par excellence."

François Soulages, Photographie contemporaine et art contemporain, Klincksieck, 2012.

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