Blog proposé par Jean-Louis Bec

mercredi 16 janvier 2013

Pour mémoire


Rubrique: mémoire, temps et photographie

Que la photographie entretienne une relation privilégiée avec le temps ne va pas à l'encontre du sentiment commun, ni contre son usage le plus courant, bien au contraire: on en prend pour se souvenir, pour célébrer, se garantir contre les infortunes de la mémoire, qui déforme, travestit, gomme... Contre l'oubli, qui efface, ou la mort, qui fera disparaître certains d'entre nous, que nous ne reverrons plus que sous l'apparence singulière de ces images valant pour preuve, ou attestation d'existence -même éphémère- et qui, comme disait Robert Doisneau, sont souvent des sortes de "constats d'huissiers".
Toutefois, si le sens commun est assuré que la photographie est étroitement liée avec le temps, il n'en est pas moins convaincu que c'est parce qu'elle joue à contre-temps, à rebrousse-temps, pourrait-on dire, quand bien même le processus de réactivation du passé qu'elle permet effectivement serait médiocrement satisfaisant. Car, que garde-t-on, lorsqu'on prend une photo "souvenir"?
En fait il semblerait que ce soit davantage à son caractère d'empreinte indubitable que la photo doit son usage de souvenir, plutôt qu'à ses pouvoirs de restitution du passé, car elle occasionne rarement un acte de souvenance véritable. Elle en appelle, en suscite, par association, rapprochements, expansion métonymique. C'est là son efficacité majeure: elle crée des réseaux, plus qu'elle ne ressuscite le passé. Elle joue son rôle dans la socialisation des images du passé et le partage des souvenirs, donc en un sens dans la déclinaison de notre identité. Mais de la façon la plus cruelle qui soit: en soulignant surtout notre impuissance radicale au regard du temps qui s'est déroulé sans remède.
Son immobilité d'image fixe devrait pourtant suffire à dénoncer par avance son ambition de conserver le temps comme une pure et simple prétention, puisqu'elle le trahit en le figeant, et n'en restitue l'apparence que sous forme dégénérée de l'empreinte, tels les moulages des masques des morts. L'utilisation de la photographie comme "souvenir" s'accompagna de la résurgence d'une pratique contradictoire avec la volonté de reviviscence, celle de l'embaumement. Une contradiction perçue par Francis Ponge comme" intolérable".

"Pour vous montrer à quel point j'ai horreur des photographies, je peux vous raconter une anecdote -j'appelle cela une anecdote mais c'est assez grave. J'ai perdu mon père, il y a de cela très longtemps et ce n'est pas parce qu'il y a très longtemps que cela m'a fait beaucoup de peine. Je ne pouvais plus, ensuite, supporter une photographie. Voilà qui est probablement fort commun. Ce n'était pas tant que ces photographies me parussent émouvantes, me troublassent exagérément, non: c'était parce que cela ne me paraissait correspondre à rien de réel. A ce propos, il me semble qu'il ne serait pas mal de continuer à photographier après la mort, de photographier le cadavre proprement dit, de photographier la suite. Ce n'est pas très drôle, il y a un mauvais moment, le moment de la décomposition, mais après cela il y a un petit long moment, quand les vers se chargent de nettoyer tout très bien, et ensuite cette image: quand les os sont dans la boîte, bien propres, il ne me semble pas que ce soit une image intolérable. Pour moi, je la juge beaucoup plus rassurante, pour l'esprit de celui qui la regarde, qu'une ancienne photographie. Cela, c'est vrai, et n'est plus intolérable".

Si les photos-souvenirs étaient susceptibles de restituer une mémoire, il devrait exister des autobiographies photographiques: or il n'en est pas de véritable. Même organisées en suite d'images, en albums, en livres, les photos demeurent fragmentaires et ne sauraient à elles seules effectuer le travail de mise en relations que suppose toute autobiographie? "La photographie ne peut à elle seule constituer un pacte autobiographique. C'est le texte, après coup, qui  lui donne cette dimension", écrit Gabriel Bauret.
Les photographies sont alors intégrées dans une fiction, selon des modalités et des règles de fonctionnement qui sont celles du genre autobiographique narratif, c'est à dire qu'elles présupposent l'existence d'un pacte de lecture, lié à un protocole d'écriture, et finalement, pour sa réception, à un genre littéraire. Pour Jean Arrouye:
"Aussi, ne peut-il exister d'autobiographie par la photographie que trouée, discontinue, séquences de coups de flash sur un passé qui ne saurait être éclairé en entier, succession d'images qui, pour aussi conséquentielles qu'elles soient, ne seront jamais consécutives, narration spasmodique plus propice au fantasme que propre aux mémoires.

Cela n'empêche pas non plus que toute photographie peut, en droit, revendiquer la valeur ou la résonance d'un acte autobiographique, pour peu qu'elle conjoigne une interrogation sur le monde et un énoncé d'existence relatif à son auteur. La photo-souvenir cesse alors d'être un document, et intègre une problématique plus complexe de quête de l'identité. Elle est alors une pièce du puzzle d'une personnalité fragmentée qui y cherche ne certitude, une unité. Une telle quête ne peut se déployer, là encore, que dans le cadre d'une fiction, qu'elle soit narrative ou bien cinématographique. Cette dimension est remarquablement thématisée dans Alice dans les villes, de Wim Wenders.A Angela qui lui reproche de passer son temps à prendre des photos pour se raccrocher à la réalité, Philippe répond:
"c'est juste. Le fait de prendre des photos  quelque chose à voir avec des preuves. En attendant que 'image se révèle, j'ai souvent été prix d'une étrange impatience. je pouvais à peine attende de pouvoir comparer l'image terminée avec la réalité. Mais même cette comparaison n'a jamais pu vaincre mon impatience. Parce que ces images, une fois là, fixées, ont toujours été rattrapées de nouveau et dépassées par la réalité".

Si la photographie tenait l'essentiel de son rapport avec le temps des souvenirs qu'elle suscite, elle ne serait que variation sur notre finitude, complainte sur notre incessante disparition et celle de ceux qui nous entourent. Même en admettant qu'une photographie puisse réellement valoir comme souvenir authentique, il faudrait ajouter qu'en ce cas, elle ne vaut que pour qui s'y reconnaît, au plus pour un petit cercle d'intimes, mais certainement pas pour un public. Lorsqu'il arrive que des photos de famille soient regroupées, exposées et publiées, l'addition des souvenirs privés ne parvient pas vraiment à former une mémoire collective, tant y est courante la pratique de l'ellipse, et tant elles se focalisent autour de quelques circonstances de la vie hyper ritualisées. Pour André Rouillé:
"Les images de l'album tissent une mémoire de la famille: celle des moments solennels ou simplement anodins, mais toujours des bons moments. Une mémoire lacunaire, une forme d'oubli. Chacun sait que l'album est une fiction, mais chacun fient de l'ignorer, peut être pour préserver le charme et la solennité de sa consultation, de cette cérémonie domestique qui, toujours ponctuée de commentaires et d'anecdotes, consiste en une évocation nostalgique, aussi incertaine que le souvenir, du passé de la famille".

Ainsi, l'usage de la photographie comme souvenir relèverait-il, selon Roland Barthes, d'une sorte de perversion propre à note société: violente et trop pressée, celle-ci n'édifie plus de monuments et charge cette image sans pouvoir cathartique du travail de commémoration et de remémoration qu'il revenait traditionnellement à l'écriture ou au discours de constituer, si bien que, paradoxalement, l'usage de la photo comme souvenir soulignerait non pas le respect de nos contemporains à l'égard des êtres chers, mais plutôt leur obsession commune: s'abstraire soi-même de la durée et finalement de la mort.(...)


Jean-Pierre Montier, Contourner Barthes pour relire Proust, in La photographie au pied de la lettre, Publications de l'Université de Provence, 2005.

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