Blog proposé par Jean-Louis Bec

samedi 26 janvier 2013

Navigation photographique


Rubrique: lecture de photographies

..."on a vu apparaître de gigantesques et complexes appareils de distribution photographique. Placés à l'output de l'appareil photo, ils absorbent les images qui s'en échappent pour les reproduire à l'infini et les déverser sur la société par des  milliers de canaux. Comme tous les appareils, les appareils de distribution photographique disposent d'un programme grâce auquel ils programment la société à adopter un comportement en feed back. Ce qui caractérise ce programme, c'est que les photographies sont réparties entre différents canaux; c'est, en un mot, la "canalisation" des photographies.
Du point de vue théorique, les informations peuvent être classées comme suit: en informations indicatives du type "A est A", en informations impératives du type "Puisse A être A". L'idéal classique de l'indicatif est la vérité, celui de l'impératif le bien, celui de l'optatif la beauté. Toutefois, cette classification théorique n'est pas concrètement applicable, du fait que tout indicatif scientifique comporte simultanément des aspects politiques et esthétiques, tout impératif politique des aspects scientifiques et esthétiques, et tout optatif (toute oeuvre d'art) des aspects scientifiques et politiques. Pourtant, c'est justement cette classification théorique que les appareils de distribution mettent en pratique.
On a donc des canaux pour les photos présumées indicatives (par exemple des publications scientifiques et des magazines de reportages), des canaux pour les photos présumées impératives (par exemple des affiches publicitaires, politiques et commerciales), et des canaux pour les photos présumées artistiques (par exemple des galeries et des revues d'art). Cependant, les appareils de distribution comportent également des zones poreuses, par lesquelles une photographie donnée peut glisser d'un canal à un autre. Par exemple, la photographie de l'atterrissage sur la lune peut glisser d'une revue d'astronomie à un consulat américain, de là à une affiche publicitaire pour les cigarettes, et de là, enfin, à une exposition d'art. L'essentiel est qu'à chaque passage dans un nouveau canal, la photo acquiert une nouvelle signification: la photo scientifique se transforme en photo politique, la photo politique en commerciale, la photo commerciale en artistique. Ainsi, la répartition des photographies entre les canaux n'a rien d'un processus seulement mécanique; c'est plutôt un processus de codification. Les appareils de distribution imprègnent la photographie de la signification qui décidera de sa réception.
Le photographe prend part à cette codification. Du seul fait de photographier, il a en vue un canal spécifique de l'appareil de distribution, et il codifie son image en fonction de ce canal. Il photographie pour des publications scientifiques spécifiques, pour des types spécifiques de magazines, pour des possibilités spécifiques d'exposition. Cela pour deux raisons: d'une part, le canal lui permet de toucher un grand nombre de destinataires, d'autre part, il lui permet de se nourrir.
La symbiose entre appareil et photographe qui caractérise l'acte de photographier se reflète également dans le canal. Par exemple, le photographe photographie pour un journal donné parce que ce dernier le paie et lui permet de toucher des centaines, voire des milliers de destinataires; par là, il agit en croyant utiliser le  journal comme son médium. Mais le point de vue du journal, c'est que les photos servent à illustrer ses articles, afin de programmer d'autant mieux ses lecteurs; c'est donc que le photographe est un fonctionnaire de l'appareil du journal. Le photographe, sachant que seules sont publiées les photos qui se conforment au programme du journal, tentera d'esquiver la censure du journal en introduisant clandestinement, en toute discrétion, des éléments esthétiques, politiques ou épistémologiques dans son image. De son côté, le journal peut très bien découvrir ces tentatives de duperie et néanmoins publier la photo, parce qu'il pense pouvoir tirer profit des éléments ainsi introduits pour enrichir son programme. Et ce qui vaut pour les journaux vaut aussi pour tous les autres canaux. Chaque photo distribuée permet à la critique photographique de reconstruire cette lutte entre le photographe et le canal. Voilà précisément ce qui confère aux photos leur teneur d'images dramatiques.
Il est réellement inquiétant que la critique photographique telle qu'elle se pratique d'ordinaire ne lise pas dans les photos ce mélange dramatique de l'intention du photographe et du programme du canal. Habituellement, elle admet comme un fait avéré que les canaux scientifiques distribuent des photographies scientifiques, les canaux politiques des photos politiques, les canaux artistiques des photos artistiques. Ce faisant, les critiques fonctionnent en fonction des canaux: ils leur permettent de disparaître du champ visuel du destinataire. Ils ignorent que les canaux déterminent la signification des photos, et prêtent ainsi leur aide à l'intention qu'ont les canaux de devenir invisibles. De ce point de vue, les critiques collaborent avec les canaux contre le photographe qui entend abuser ces derniers. Il s'agit là d'une collaboration au pire sens du terme, d'une "trahison des clercs", d'une contribution à la victoire des appareils sur l'homme. Et cette collaboration est caractéristique de la situation générale des intellectuels dans la société post-industrielle. Par exemple, les critiques posent des questions telles que: la photographie est-elle un art? ou bien: qu'est-ce que la photographie politique? - comme si les canaux n'avaient pas répondu automatiquement à ces questions. Par là, ils ne réussissent qu'à dissimuler cette canalisation automatique, programmée, et à la rendre ainsi d'autant plus efficace".

Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie, Circé, 1996.


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