Blog proposé par Jean-Louis Bec

lundi 7 janvier 2013

Portrait en pose longue


Rubrique: psychologie du photographe

"Dans les premiers portraits que j'ai réalisé, j'avais l'impression qu'il fallait saisir la personne dans un moment d'inattention, retrouvant ainsi inconsciemment les gestes de mes parents qui nous photographiaient enfants, essayant de nous prendre à la dérobée. Ils étaient persuadés que s'ils nous demandaient de les fixer, nous perdrions notre "naturel". Avec le temps j'ai, au contraire, ressenti le besoin de demander à la personne photographiée toute son attention.
La relation qui unit un photographe à "son sujet" est aussi intense qu'équivoque. Pendant le temps relativement court qu'ils se donnent l'un à l'autre, chacun joue sa partie et tente d'apprivoiser l'autre. Le photographe doit capter cet instant d'abandon qu'il peut provoquer chez la personne photographiée pour que se révèle, non pas son "naturel" mais sa complexité, et que se reflète dans l'image le mystère qui l'entoure. De son côté, bien qu'elle soit consciente de "poser", la personne photographiée prétend oublier la présence du photographe pour paraître aussi "naturelle" que possible. C'est un jeu dans lequel ni le photographe ni son sujet ne sont dupes. Certains diront qu'ils détestent poser, d'autres au contraire tenteront de montrer combien ils sont détendus, d'autres encore chercheront à se constituer une image; c'est au photographe que reviendra de décider quand il appuiera sur le déclencheur. C'est son seul avantage, car il est aussi gêné que son sujet, tout occupé à le mettre à l'aise, à chercher l'angle adéquat de prise de vue, et surtout à choisir la mise en scène qui fera de ce portrait une image forte. Combien de fois me suis-je retrouvé dans des situations paradoxales, engageant la conversation avec le sujet afin de mieux le connaître alors que ce dialogue gênait ma concentration visuelle? Parfois même, je me laissais emporter par la discussion au point que j'oubliais ce pour quoi j'étais venu, me rattrapant à la fin de l'entrevue par quelques clichés obtenus à la va-vite. Mais que faire quand je trouvais la personne face à moi détestable?  Dans la mesure où deux personnalités -celle du photographe comme celle de la personne photographiée- se reflètent dans le portrait, et dans ce cas s'affrontent, il me semblait tout à fait loyal d'exprimer la fatuité ou l'arrogance de celui ou celle qui condescendait à me recevoir".
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Au cours de la guerre du Liban:
"L'appareil photo me permettait de jouer un rôle actif en me donnant une raison de vivre la guerre et un bon alibi face à ceux qui me pressaient de la quitter.
Il n'empêche, j'étais complexé quand je rencontrais d'autres photographes, étrangers pour la plupart, qui racontaient leurs faits de guerre, j'avais l'impression de passer à côté de quelque chose qui m'était caché car je ne m'aventurais pas hors de certains quartiers où, de surcroît, je faisais tout pour ne pas apparaître comme un "voleur" d'images, je ne sortais qu'avec un boitier et un seul objectif alors qu'eux -les photographes de presse- en étaient bardés, j'espérais montrer que j'appartenais à la ville alors qu'eux non. je faisais tout pour me désolidariser d'eux et me solidariser avec ces quelques centaines de milliers de personnes qui habitaient, comme moi, cette partie de Beyrouth, encerclée de toutes parts hormis quelques points de passage, ouverts par moments malgré la présence de francs-tireurs, je pensais qu'en cas de coup dur, les habitants du quartier, avec qui je partageais le pénuries d'électricité, d'eau ou de nourriture fraiche, sauraient me reconnaître comme un des leurs et m'aideraient. Je préférais jouer la solidarité entre "nous" que rechercher le "scoop" et construire mon travail sur le malheur des autres. Souvent avant de prendre un cliché, je regardais la personne visée, guettant dans ses yeux une approbation, au risque de "perdre" la photo. J'avais conscience qu'en agissant ainsi je n'allais pas jusqu'au bout de mes possibilités, que je me cachais derrière cette identification à la population pour ne pas affronter l'horreur des dévastations arbitraires, c'est à dire ne pas tester mes réactions face à des situations extrêmes".
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Au cours d'un voyage en Egypte:
"Je me promenais avec mon appareil mais je ne prenais que très peu de photos, je voulais garder intacte la curiosité de l'autre, ne pas me forger des habitudes qui auraient émoussé mon regard. L'appareil, que je tenais à la main, jamais au cou, et qui était pour tous forcément associé à l'étranger, ou plus exactement au touriste, me permettait surtout de lier conversation avec ceux que je rencontrais en chemin, avec l'idée qu'ils se chargeraient de raconter à leurs voisins qui j'étais, de sorte qu'à mon prochain passage, je serais plus libre de photographier sans être importuné, tant la photo, quand elle s'exerce en dehors de certains lieux convenus, provoque la méfiance. C'était un rituel de présentation réciproque, un temps nécessaire, le temps de mettre de côté mes propres valeurs pour tenter d'acquérir celles du pays où j'arrivais. Le temps est d'ailleurs la seule valeur à laquelle je pouvais me fier, que je pouvais offrir et donner, les autres, l'imagination, la créativité, la chance, le talent, pouvant être, à tout moment, remises en question".

 
Fouad Elkoury, La sagesse du  photographe, L'oeil neuf éditions, 2004.



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