Blog proposé par Jean-Louis Bec

mardi 29 janvier 2013

"Imaladigination"


Rubrique: psychologie de l'artiste (incorporée à psychologie du photographe)

"Pourquoi donc tenter d'observer des oeuvres d'art  par le filtre de la science et de la clinique? Il ne s'agit pas évidemment de "réduire" ou d'"expliquer" une oeuvre particulière par la maladie de son auteur, et encore moins l'art en général, ni même le "génie" par la neurologie ou la psychiatrie. En revanche, le temps où le processus créatif devait être considéré comme un mirage de la transcendance, de la complexité ou de l'irréductibilité est révolu, laissant place à celui d'une compréhension rationnelle des phénomènes. Aujourd'hui, Newton n'est plus coupable d'avoir ruiné la magie de l'arc-en-ciel. Et s'il reste de la magie dans l'art, c'est celle du prestidigitateur, avec sa mécanique, ses "trucs", son travail souterrain qu échappe aux yeux ébahis d'un public conquis.
Certes, l'épouvantail du "réductionnisme" est tenace. On se rappelle de la charge de Marcel Proust contre Sainte Beuve, célèbre critique littéraire du milieu du XIX siècle, dont la méthode se voulait inspirée des sciences naturelles et visait à interpréter les oeuvres littéraires comme étant le reflet de la vie de leur auteur et pouvant entièrement s'expliquer par elle. Proust s'était violemment insurgé contre les ambitions démesurées de ce "biographisme". Et pourtant, l'auteur d' A la recherche du temps perdu n'ignorait pas à quel point la vie d'un auteur est indissociable de son oeuvre et de son style. Dans Le côté de Guermantes, il écrivait: " C'est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls, mais enchaînés à un être d'un règne différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre; notre corps."

La maladie et le corps ne seraient donc pas entièrement étrangers à la création artistique. D'ailleurs, pourquoi le seraient-ils? Virginia Woolf ne s'y trompait pas, qui voyait la maladie comme "le confessionnal suprême". (De la maladie, 1926). Elle-même sujette à toutes sortes d'affliction qui la forçaient régulièrement à des alitements prolongés, elle put à loisir s'interroger sur les liens entre maladie et création: "En temps normal, nous devons avec affabilité entretenir cette comédie et redoubler d'efforts pour communiquer, civiliser, partager, cultiver le désert, éduquer les indigènes, travailler ensemble le jour, et, la nuit, prendre du bon temps. Mais la maladie met fin à cette mascarade". C'est ainsi que la maladie fait de nous des "déserteurs", elle agit sur notre état mental en nous éloignant de la force de l'habitude, cette "comédie" du quotidien qui filtre nos perceptions, pensées et actions. Malades, il devient possible de voir ce que nous ignorons en temps normal. Abandonnés du monde, nous en percevons à la fois l'immensité et les plus infimes détails. Le ciel et un pétale de fleur deviennent aussi fascinants l'un que l'autre. Nos affects changent, le temps file plus lentement, nous sommes plus humbles, plus calmes, nous ne sommes plus "condamnés à nous tortiller au bout de l'hameçon de la vie". De même la maladie peut changer l'écriture et la lecture. Le sens des mots n'est plus le même, la structure du récit se métamorphose, "d'autres goûts s'affirment, soudains, changeants, intenses".
Paradoxalement, la maladie offre une liberté inconcevable tant que nous sommes parmi les "sains", et cette liberté, d'où qu'elle nous soit offerte, est indispensable au processus créatif. Nietzsche l'avait vu, qui confiant dans Ecce Homo: " La maladie me conféra (...) le droit à un bouleversement complet de toutes mes habitudes; elle me permit, elle m'ordonna l'oubli, elle me fit cadeau de l'obligation à la position allongée, au  loisir, à l'attente et à la patience. (...) Mais c'est cela justement qui s'appelle penser!"

Voilà pour le regard de l'artiste et du philosophe. Que peuvent bien ajouter le scientifique et le clinicien? Difficile, a priori d'utiliser les méthodes des sciences naturelles pour comprendre les plus hautes manifestations de l'esprit et du génie humain. La souffrance, la douleur, le "décentrement" du malade sont difficile à communiquer. Le langage est souvent impuissant, ou insuffisant, pour transmettre ce qui ressort d'un état précisément étranger, et malvenu dans nos vies. Et puis comment départager ce qui relève des symptômes mêmes d'une maladie, de l'état général induit par la maladie, de la résistance mobilisée conte la souffrance, de l'effet des traitements utilisés (souvent des drogues puissantes), du contexte social, culturel et scientifique propre à chaque lieu et chaque époque, et finalement du processus créatif lui-même, à supposer qu'il soit indépendant de tout ce qui précède? C'est vrai, à ce stade on n'est guère qu'aux premiers balbutiements d'une compréhension satisfaisante et rigoureuse des liens entre l'art et la pathologie. Mais un long chemin a été parcouru depuis Aristote, qui se demandait il y a longtemps: "Comment se fait-il que les esprits remarquables, philosophes, hommes politiques, poètes, artistes, soient dotés d'un tempérament mélancolique?"
Entre un Sainte-Beuve, qui expliquait tout par la biographie, la sociologie et la psychologie, et un Roland Barthes, qui déclarait en 1967 "la mort de l'auteur" (un peu prématurément), il existe un juste milieu que les sciences du comportement et du cerveau, avec leurs impressionnants développement récents, peuvent occuper. Il faut certes procéder avec méthode et prudence, mais les bénéfices sont considérables: si la connaissance de la vie de l'artiste, et de ses éventuelles pathologies, éclaire son oeuvre, il arrive aussi que certaines caractéristiques d'une oeuvre suggèrent des pathologies chez l'artiste. De surcroît, les symptômes qu'un artiste parvient à représenter grâce à son talent permettent de mieux comprendre la pathologie chez des patients semblables qui n'ont pas la même capacité d'expression artistique. Les peintres migraineux et parkinsoniens, par exemple, sont de précieux informateurs pour le clinicien et le chercheur qui s'efforcent de comprendre les effets de ces maladies sur le système visuel. Finalement, la singularité de certaines oeuvres peut orienter la pensée clinique et scientifique en offrant des hypothèses inattendues et originales.
Enumérons quelques cas de figures (...). Une maladie ou un trouble psychologique qui se déclare chez un artiste peut changer radicalement la nature de son travail et ouvrir de nouvelles pistes insoupçonnées auparavant. Dans d'autres cas, la maladie peut brutalement interrompre une carrière. Parfois, l'effet est progressif et l'on dispose alors d'un testament neurologique de la désagrégation des fonctions mentales, comme ce fut le cas chez le peintre William Utermohlen, victime de la maladie d'Alzheimer. D'autres artistes malades continuent à créer, et introduisent parfois leurs symptômes et leur souffrance dans leurs oeuvres, tels Dostoïevski et son épilepsie, ou Frida Kahlo et son corps meurtri.
On le voit, les liens entre art et pathologie sont multiples. On parviendra peut-être un jour à répondre à la question de la création par une théorie, mais nul ne sait encore si u tel projet est viable ou même souhaitable. Ici, on verra que parfois l'artiste crée en dépit de -ou grâce à - la maladie. Tantôt il donne une leçon de courage à travers son oeuvre, tantôt c'est un douloureux échec, voire une triste déchéance. On verra aussi comment un artiste peut utiliser la maladie à des fins créatives, mais de façon indirecte: par exemple, sous l'influence des traitements utilisés pour combattre son mal, par le loisir et le décentrement autorisés par sa convalescence, par les connaissances qu'il a acquises sur la médecine et les sciences. Ainsi, Proust a passé une bonne partie de sa vie maladive entouré de médecins, y compris son père et son frère; Cervantès aurait vu passer nombre d'aliénés quichottesques dans la "consultation" de son père barbier-chirurgien. Souvent apparaîtra également la question des vertus thérapeutiques de l'art. Mais on verra que la créativité peut se révéler inefficace pour apaiser la souffrance, et même exacerber les symptômes dans certains cas. A l'inverse, il peut arriver que la guérison mette un terme à la puissance créatrice, et contribue à réduire la qualité de l'oeuvre".


Sébastian Dieguez, Maux d'artistes, ce que cachent les oeuvres, Belin, pour la science, 2010


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