Blog proposé par Jean-Louis Bec

vendredi 8 février 2013

Photographies sans photographe



Rubrique: photographie objective, subjective

Marc Guillaume: "Les photos de ce livre sont attribuées à Louise Merzeau, mais elles pourraient l'être à Jean Baudrillard; du moins, elles ont un air de famille. Pour expliquer cette proximité, accepteriez-vous l'idée qu'elles sont des photographies sans photographe?  Elles sont parentes car elles n'ont pas de parents justement, pas d'auteur imposant une vision du monde, un sens, une esthétique. Autrement dit, ce serait "l'apparition de l'apparence", pour reprendre un terme de Marcel Duchamp, qui serait l'acteur principal de ces photos".

Jean Baudrillard: "En ce qui me concerne, je ne peux rien dire sur l'affinité entre ces photos.  J'aime beaucoup ce que Louise fait et puis, il y en a que j'aurais aimé voulu faire, c'est presque tout ce que je peux dire. Il y a quand même une espèce d'opportunité de la photo, d'occasion, un jeu de hasard qui lui, effectivement, ne relève pas du sujet mais qui reste quand même singulier. Cela ne se partage pas non plus, le hasard, le point de vue, la sélection automatique des objets. Mais, pour ce qui est de savoir si on est là en tant que sujet, j'avoue que je ne me pose pas véritablement la question. J'ai toujours eu une obsession de l'objet. C'est donc quand même une utopie de penser que c'est l'objet qui est là, que c'est l'objet qui travaille et que, moi, je suis une espèce de réflecteur. Je pense que c'est une position pratique aussi, qui est peut-être facile. Pour le dire simplement, c'est une solution facile dans la tête. Pour le reste, c'est vrai que les choses se passent ainsi, c'est l'expérience que j'en ai, c'est une  promenade, un travelling.
Dans cette balade, il y a connivence entre l'objectif et l'objet. Je ne décide de rien, sauf de la chance et du plaisir d'une lumière, d'une matière, de quelque chose comme ça. J'essaie en effet de ne pas me mettre en cause en tant que sujet psychologique, sujet idéologique. C'est pourquoi, d'ailleurs, il n'y a pas véritablement d'êtres humains, de visages, de présences vraiment prégnantes... qui m'interpelleraient, comme on dit. C'est une activité solitaire, assez narcissique, assez circonscrite, initiatique? je ne sais pas qui est le  maître du jeu là dedans".

Louise Merzeau: "Je ne sais pas si on peut dire que ce sont des photographies sans photographe! C'est vrai qu'il y a aussi, dans ma démarche, une aspiration à laisser le sujet s'effacer le plus possible, mais pour moi, c'est essentiellement une question de regard, et je pense que le regard construit quand même son objet.
Ce projet consistait surtout en un travail de  mise en disponibilité du regard: laisser venir les objets, les ambiances et surtout, en ce qui me concerne, essayer de capter ce que j'appelle les accidents de lumière. Cela suppose d'intervenir le moins possible dans ce que l'on observe, tout en évitant l'évènement. Photographier le non-évènement, écarter l'anecdote, pour mieux faire exister ces évènements ténus que sont les accidents de lumière. Il y a donc un regard, qui produit un certain type d'images, et qui implique aussi un certain type de discipline et d'écriture quotidienne, puisque le parti pris était de prendre une photo par jour pendant  un an. Du fait même de ce rythme, le projet s'assimile au bout d'un moment à une sorte de journal intime ou, en tout cas, à une écriture qui est aussi celle du sujet. Peut-être est-ce un sujet un sujet en négatif, en filigrane, seulement perceptible à travers un moment, les lieux où je suis, le temps qu'il fait où je suis. Mais se dessine après coup une histoire qui est finalement singulière, ou personnelle. Car cette  mise en disponibilité n'est que la recherche d'un point de contact entre une atmosphère extérieure, qui est liée au hasard, qui s'impose à moi ou m'enveloppe, et un état intérieur, qui définit cette disponibilité. C'est donc un jeu sur cette ambiguïté d'une photographie sans sujet -c'est à dire sans thème, sans objet prédéfini et sans objet psychologique- mais qui travaille sur l'écho, la résonance intérieure avec un sujet".

Jean Baudrillard: "Mais il y a quand même, à travers ce que je vois, un sujet du travail photographique, une intervention non pas subjective au sens psychologique du terme; mais quand même une intervention, une initiative. Moi, je ne connais pas ça, je n'en fais pas et je ne suis pas capable de le faire. Je m'en tiens toujours à l'opération immédiate. Il n'y a pas de travail -ou alors, le travail est une espèce de mise en scène, je ne sais pas-, il y a une transformation, une métamorphose de l'objet, une forme de laboratoire. Cela est différent, mais ce n'est pas pour marquer les différences. Ce projet contient donc quelque chose d'autre, que moi, je serai bien parfois tenté d'entreprendre. Ce n'est pas pour moi une occupation à part entière et je n'ai pas envie d'investir là-dedans. je n'ai pas envie d'investir en vérité dans la photographie. J'ai plutôt envie d'être investi, oui, c'est vrai, à la limite... C'est un peu le syndrome de Stockholm, j'ai envie d'être pris en otage plutôt que de saisir les choses et de les accaparer, les appréhender avec une maîtrise. Pour un travail technique, il faut une maîtrise c'est sûr, mais je n'ai aucun jugement de valeur".

Les photographies de Louise Merzeau du livre Au jour le jour sont visibles à l'adresse: http://www.merzeau.net/photo/gal/jour/jour.html 


Louise Merzeau, Jean Baudrillard, Au jour le jour, Descartes§ Cie, 2004.

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