Rubriques : art et photographie ; société et photographie.
La réception des oeuvres d'art est diversement accentuée et s'effectue notamment selon deux pôles. L'un de ces accents porte sur la valeur cultuelle de l'oeuvre, l'autre sur sa valeur d'exposition. La production artistique commence par des images qui servent au culte. On peut supposer que l'existence même de ces images a plus d'importance que le fait qu'elles sont vues. L'élan que l'homme figure sur les parois d'une grotte, à l'âge de pierre, est un instrument magique. Cette image est certes exposée aux regards de ces semblables, mais elle est destinée avant tout aux esprits.
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A mesure que les différentes pratiques artistiques s'émancipent du rituel, les occasions deviennent plus nombreuses de les exposer.
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Les diverses méthodes de reproduction technique de l'oeuvre d'art l'ont rendue exposable à un tel point que, par un phénomène analogue à celui qui s'était produit à l'âge préhistorique, le déplacement quantitatif intervenu entre les deux pôles de l'oeuvre d'art s'est traduit par un changement qualitatif qui affecte sa nature même. De même, en effet, qu'à l'âge préhistorique, la prépondérance absolue de la valeur cultuelle avait fait avant tout un instrument magique de cette oeuvre d'art, dont on admit que plus tard en quelque sorte, le caractère artistique, de même aujourd'hui la prépondérance absolue de sa valeur d'exposition lui assigne des fonctions tout à fait neuves, parmi lesquelles il se pourrait bien que celle dont nous avons conscience, la fonction artistique, apparaisse par la suite comme accessoire.
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Dans la photographie la valeur d'exposition commence à repousser la valeur cultuelle sur toute la ligne. Cette dernière pourtant ne cède pas sans résistance. Son ultime retranchement est le visage humain. Ce n'est en rien un hasard si le portrait a joué un rôle central aux premiers temps de la photographie. Dans le culte du souvenir dédié aux être chers, éloignés ou disparus, la valeur cultuelle de l'image trouve son dernier refuge. Dans l'expression fugitive d'un visage d'homme, sur les anciennes photographies, l'aura nous fait signe, une dernière fois. C'est ce qui fait leur incomparable beauté, pleine de mélancolie. Mais dès que l'homme est absent de la photographie, pour la première fois la valeur d'exposition l'emporte décidément sur la valeur cultuelle. L'exceptionnelle importance des clichés d'Atget, qui a fixé les rues désertes de Paris autour de 1900, tient justement à ce qu'il a situé ce processus en son lieu prédestiné. On a dit à juste titre qu'il avait photographié ces rues comme on photographie le lieu d'un crime. Le lieu du crime est lui aussi désert. Le cliché qu'on en prend a pour but de relever des indices. Chez Atget les photographies commencent par devenir des pièces à conviction pour le procès de l'histoire. C'est en cela que réside leur secrète signification politique. Elles en appellent déjà à un regard déterminé. Elles ne se prêtent plus à une contemplation détachée. Elles inquiètent celui qui les regarde ; pour les saisir, le spectateur devine qu'il lui faut chercher un chemin d'accès. Dans le même temps, les magazines illustrés commencent à orienter son regard. Dans le bon sens ou le mauvais sens, peu importe. Avec ce genre de photos, la légende est devenue pour la première fois indispensable. Et il est clair qu'elle a un tout autre caractère que le titre d'un tableau. Les directives des légendes donnent à celui qui regarde les images d'un magazine illustré vont se faire plus précises encore et plus impérieuses avec le film, où la perception de chaque image est déterminée par la succession de toutes celles qui la précèdent.
Atget, Rue des Nonnains, 1900
Atget, Rue de la Montagne St Geneviève, 1924
Atget, Cour de Rohan, 1922
Walter Benjamin, in L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique in Oeuvres, tome III, 1935. Editions Gallimard, 2000 pour la traduction française.
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