Blog proposé par Jean-Louis Bec

dimanche 18 décembre 2011

Le culte de l'occulte


Rubriques : langage et photographie ; lecture de photographies


jean-louis bec, Montpellier, 09/2006  arg

Le pays de Descartes, des Lumières et de l'école laïque se détourne de la pensée contre-révolutionnaire et des sciences dites "paranormales". Or les images qu'enregistre l'appareil sont perméables aux mirages. Nadar raconte qu'en ses commencements, la photographie était assimilée à une sorcellerie, du fait que ses praticiens usaient de philtres et de révélateurs: "La nuit chère aux thaumaturges, régnait seule dans les profondeurs de la chambre noire". Par les manipulations ténébreuses dont elle est le produit, la photographie transpose, sur le plan de la technique, des conceptions et des procédures qu'affectionnent les sciences occultes. Il en va ainsi pour la chambre noire, pour l'image latente, impression indiscernable sur le négatif que le travail du laboratoire rend visible, tout comme le "périsprit" est pour le spiritisme un état intermédiaire entre le corps et l'esprit, apte à se matérialiser et à se dématérialiser, autrement dit à devenir tour à tour latent et manifeste. Il en va de même pour la plaque sensible, médium chimique dont le pouvoir outrepasse celui de l'oeil humain. Les médiums des deux sexes auxquels recourent les scrutateurs de l'au-delà ou des tréfonds psychiques, usent d'un pouvoir de perception suprasensible qui met en abyme le médium mécanique.
Sorcellerie du procédé d'enregistrement, magie de la révélation, fascination qu'exerce une représentation tout à la fois présente et absente: depuis ses origines, la photographie se charge d'émois irrationnels. En même temps, de tous les modes de figuration visuelle, elle est celui qui le plus impérativement sollicite l'adhésion, suivant un principe d'évidence. Elle est par là même douée d'un pouvoir irrépressible autant que paradoxal: ce qu'elle montre est "vrai" mais ses assertions nous parviennent au terme de procédures dont nous ne savons pas grand-chose. Alors qu'elle étend le champ de la vision, se complique la "croyance" qu'elle provoque. On ne sait pourtant qu'elle certitude elle impose: celle de l'objet représenté, celle d'un don propre au médium, celle d'un commentaire qui l'accompagne? La perception immédiate du "réel"  est troublée par un entremêlement qui rend sa représentation indistincte. L'image suppose en effet des conditions de prise de vue et des lectures diverses.
(...)
En dernière instance, il revient au spectateur de déterminer sa nature et d'adhérer ou non à sa "vérité". S'il le fait, il projette sur elle toutes sortes de certitudes qui s'inscrivent dans sa trame mais il subit également le malaise ou le bien-être qu'elle dégage- un ensemble d'impressions, d'informations, qui associent le regard à son objet. La photographie ne se contente pas de reproduire un référent, elle communique un ensemble de considérations dont elle est médiatrice. Chaque fois, elle invite le spectateur à vénérer l'empreinte de la Sainte Face. Si bien qu'on peine à distinguer, en toute image de bonne foi, ce qui est donné à "voir" de ce qui est donné à "croire".
Pendant plusieurs décennies, la photographie a été utilisée en vue d'explorer le monde invisible tel que le conçoivent les sciences occultes. Celui-ci comprend des secteurs qui varient selon les époques: fantômes et revenants, émanations du corps humain, formations mystérieuses qu'un médium a le pouvoir de sécréter. Dans tous les cas, se manifestent des phénomènes de "matérialisation", c'est à dire qu'un flux se transforme en substance ou inversement qu'une substance palpable se métamorphose en essence immatérielle. A la mise au jour de figures spectrales qui fascinent le public dans la seconde moitié du XIX siècle, à l'inscription de fluides sur la plaque par le contact direct sans le relai d'un objectif et d'une chambre noir, fait suite l'observation de formes provenues de l'espace du dedans. Pour toutes ces recherches, la photographie donne à observer et à étudier en la figeant une représentation où se dessinent de nouvelles configurations et qui sollicite de nouveaux savoirs. Par ailleurs, elle divulgue des objets longtemps réservés à un cercle d'initiés. Associant étroitement découverte et témoignages, elle enregistre les mystères qui nous environnent, en nous invitant à jouer le rôle du témoin oculaire.

Daniel Grojnowski, Usages de la photographie, José Corti, 2011.

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