Rubriques : mémoire, temps et photographie; lecture de photographies
A quoi tient donc l'affect des photos de reportage ?
"Trois raisons essentielles doivent être invoquées:
La cruauté des faits rapportés (ce sont souvent des "photos chocs"), l'attestation du "ça a été", mais surtout la concomitance des deux scènes rapprochées par l'énonciation, la scène prédicative qui saisit l'action et celle de la réception.
Arrêtons-nous donc à cette temporalité et au rapprochement spatial. Au demeurant, ces photographies n'échappent pas au lot commun du "ça a été" et, au moment où nous les découvrons, l'action qu'elles décrivent relève nécessairement du passé. Autrement dit, un intervalle temporel s'est nécessairement immiscé dans le modus operandi photographique qui disjoint la scène temporelle de l'énonciation et celle de la réception et les renvoie à des pratiques distinctes: la photo est toujours l'empreinte d'une expérience passée. Si la technologie photographique s'est profondément renouvelée ces dernières décennies, provoquant l'accélération de la transmission des images, il reste que la photo représente toujours un moment passé. Tout juste ferait-on valoir une tension vers l'immédiateté et une réduction de l'intervalle séparant le passé du présent. Sur ce point, la photo de reportage souscrit du reste à la généralité, l'exemplifiant même par un contraste avec le reportage télévisé qui peut recourir au direct ou au différé, alors qu'elle procéde nécéssairement par un différé, fût-il réduit au minimum requis par les besoins de la transmission et de l'affichage de l'image.
Mais si le progrès technologique introduit cette tension aspectuelle qui rapproche pour ainsi dire le passé du présent, celle-ci doit néanmoins être considérée comme une caractéristique du photojournalisme dont la finalité est de procéder, par l'image, au diagnostic du temps présent. Il s'agit de fonder un champ de présence commun associant énonciateur et observateur dans la même expérience du monde contemporain, donc d'approcher si près ce présent vécu que le passé de l'image, confondant ses formes avec l'expérience actuelle, pourra l'éclairer de ses arguments. La photo de reportage procède donc d'un passé immédiat qui, instaurant une tension entre l'expérience représentée par l'image et l'expérience actuelle, élargit le champ et la présence de l'observateur en faisant coïncider le présent de la temporalité et la présence spatiale et en occasionnant donc une double extension, temporelle, spatiale, du champ de présence.
Mais un pas supplémentaire peut être fait pour préciser les conditions de l'affect et poser le cadre de l'empathie, cette compréhension affective de l'autre que suscite la photo de reportage. On s'aperçoit en effet que, la coïncidence temporelle et spatiale que nous avons décrite comme un passé immédiat assure la participation à un même ethos, aux mêmes us, coutumes et règles sociales. Les personnages des photographies partagent nos codes vestimentaires, habitent à peu près les mêmes maisons et l'empreinte photographique les restitue par des codes de représentation contemporains. Autrement dit, aucune différence dans l'apparence du support (un tirage sepia par exemple), aucune différence dans l'apparence des actants ne les tient à distance, nous autorisant à les récuser en tant qu'alter egos: nous partageons le même monde et nous ressemblons. Nous pourrons être affectés par leur joie ou leur tristesse et, gagnés par par la contagion de ces affects, saurons les rapporter à ces "causes extérieures" décrites par Spinoza. Si l'on suit ce raisonnement, l'empathie résulterait du passé immédiat de l'image autant que de la distance pragmatique, ces conditions temporelles et spatiales suffisant à faire de l'autre un alter ego. En somme la convergence du passé et du présent fait de nous des alter egos.
Mais cette proximité permet aussi de redéfinir la ressemblance photographique. Elle écarte l'idée d'une conformité de soi à soi ou d'u banal "air" de ressemblance - celui que recherche Barthes- référant à une identité relationnelle et extensive et renvoie plutôt à un ethos commun. Au-delà de toute convocation des figures du corps et de toute coïncidence entre le Moi et le Soi, cette ressemblance par l'éthos convoque du reste les traits les plus superficiels et les plus imprécis sans doute (une même coupe de cheveux...) mais c'est pourtant pour mobiliser la catégorie la plus intime, celle de l'humanité.
Si le rapport à la temporalité de l'empreinte tend à constituer une communauté d'expérience, il n'est pourtant pas sans incidence sur l'affect des images. En devenant une textualité, le présent de l'expérience devient du passé, mais la photo est aussi une façon de faire demeurer le passé dans le champs de présence, de ne pas "le faire passer". Ce paradoxe, qu'il faut considérer comme une propriété générique de la photographie, est "sensibilisé" dans le reportage où il génère un effet affectif, l'inclinant à l'euphorie lorsque l'évènement est heureux ou à la dysphorie s'il est dramatique.
Un exemple de Duve permet de comprendre cette sensibilisation de la réception. A propos d'une atroce photographie d'exécution d'Eddie Adams, celui-ci note qu'au delà du chos de la scène représentée, l'expression de terreur du spplicié et l'imassibilité du bourreau, le traumatisme tient à "espace-temps en chiasme":"s'il est effayant d'assister à la mort d'un homme, il est insupportable de savoir qu'elle a eu lieu et étant pour toujours dans l'attente du moment où le coup de feu partira. Nous serons toujours trop tard, dans le réel et toujours trop tôt, face à l'image, pour voir le meurtre s'accomplir, a fortiori pour l'empêcher".
En ce cas le traumatisme tient précisément à la béance du champ de présence qui empêche pour ainsi dire le drame de "passer au présent" et le maintient ad libidum dans le champ de présence tandis que l'acte d'instanciation renvoie l'observateur à son statut de voyeur devant l'image et à son impuissance dans l'expérience.
Anne Beyaert-Geslin, L'image préoccupée, Lavoisier, 2009.
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