Rubriques : perception, vision et photographie ; psychologie du photographe ; hasard et photographie
La facilité déconcertante avec laquelle on peut prendre des photos, l'autorité inévitable, même quand elle est le fruit du hasard, qui s'attache aux productions de l'appareil photo, tout cela suggère une relation très fragile à l'activité cognitive. Nul ne contestera que la photographie ait puissamment élargi la contribution que la vue prétend apporter à la connaissance en ouvrant autant qu'elle l'a fait, par le gros plan et la perception à distance, le champ du visible. Mais en ce qui concerne les façons dont la connaissance des objets visibles à l'oeil nu est approfondie par leur reproduction photographique, ou l'étendue de la connaissance qu'il faut avoir pour en faire une bonne photographie, personne n'est d'accord. L'activité du photographe a suscité deux interprétations différentes: on en a fait tantôt une activité lucide et précise de connaissance, d'intelligence consciente, et tantôt un mode de rencontre préintellectuel, intuitif. (...)
Au XX ième siècle, les photographes de la vieille génération décriront la photographie comme un héroïque effort d'attention, une discipline ascétique, une réceptivité mystique au monde qui exigeait que le photographe traversât un nuage d'inconnaissance. Comme le disait Minor White, "l'état d'esprit du photographe en train de créer le vide.... quand il est à la recherche des images... Le photographe se projette dans tout ce qu'il voit, s'identifie à tout, afin de mieux le sentir et de mieux le connaître". Cartier-Bresson s'est comparé à un archer zen qui doit devenir sa cible afin de pouvoir l'atteindre: "la pensée doit intervenir avant ou après, déclare-t-il, jamais au moment même où l'on prend la photo".
La pensée fait figure de nuage qui voile la transparence de la conscience du photographe, et qui empiète sur l'autonomie du modèle. Déterminés à prouver que les photographies pouvaient transcender la littéralité et que les bonnes photos y parvenaient toujours, de nombreux photographes sérieux ont fait de la photographie un paradoxe épistémologique, un mode de connaissance sans connaissance: une façon de ruser avec le monde plutôt que de l'attaquer de front.
Mais même quand les grands professionnels dénigrent la pensée -la méfiance à l'égard de l'intellect étant un thème favori de l'apologétique photographique- ils tiennent d'ordinaire à affirmer toute la rigueur que requiert cette activité visuelle tous azimuts. "Une photographie n'est pas un hasard, c'est un concept", comme le souligne Ansel Adams.(...)
Pour prendre une bonne photo, il est communément admis qu'il faut d'abord la voir. En d'autres termes, l'image doit être présente dans l'esprit du photographe au moment d'exposer la pellicule, ou avant. La justification de la photographie exclut d'emblée, dans la plupart des cas, que le tir au jugé, surtout quand cette méthode est utilisée par un photographe expérimenté, puisse donner un résultat vraiment satisfaisant. Mais malgré leur répugnance à l'admettre, la plupart des photographes ont toujours eu, et à bon droit, une confiance quasiment superstitieuse dans le hasard heureux.
Susan Sontag, Sur la photographie, 1974, Christian Bourgois éditeur, 2008.
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