Rubrique : mémoire, temps et photographie
Et plus tard, lorsque l'image développée vous apparaîtra enfin, le référent, depuis longtemps, ne sera plus. Rien qu'un souvenir. L'apparition ("l'unique apparition...") de l'image, la révélation ne pourra donc jamais vraiment combler votre attente. Car comment alors savoir si ce que vous voyez sur le papier est bien cela même que vous aviez vu? D'ailleurs, qu'est-ce que vous aviez vu exactement? C'est toujours trop tard. Vous manquerez toujours le rendez-vous (avec le réel!). De ce moment (de rêve!), il ne vous reste plus que la photo, fragile, incertaine, presque étrangère. C'est la photo qui littéralement deviendra votre souvenir. Et cela ne va pas sans un sentiment d'inquiétante étrangeté. Car, vous vous en rendez compte, entre l'image en état de latence et l'image finalement révélée, dans ce laps de temps, dans cet intervalle, dans cette passe, bien des choses ont pu, justement, se passer. L'image encore virtuelle, fantasme d'image, ne cesse pas de courir tous les risques; et dans l'attente de la Révélation, votre vision est nécessairement fantasmatique. C'est ici, dans ce creux du temps, que se manifeste tout le rapport de la photographie à l'hallucination. Il ne s'agit pas de simples hésitations techniques, mais de flottements bien essentiels, qui engagent la question de l'identité. La photo apparaît en somme comme une image de rêve, comme la marque d'une schize entre le Réel et l'Imaginaire. Elle effectue à la lettre (et pour retourner une des célèbres métaphores pointées par Freud) le travail de l'inconscient.
Toute certifiante qu'elle soit, de par sa proximité génétique avec son objet -nous savons d'où elle vient, que ce qu'elle montre a nécessairement existé- la photo, parce qu'elle est à distance, différée, fendue, parce qu'on ne peut jamais la confronter effectivement à ce qu'elle représente, n'en est pas moins aussi une image flottante. Exactement: elle flotte sur de la certitude. C'est de là qu'elle tire sa singulière puissance. C'est là que nous nous engouffrons, corps et âme.
Philippe Dubois, le caillou et le précipice in Denis Roche, Les cahiers de la photographie N°23, 1989.
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