Blog proposé par Jean-Louis Bec

samedi 30 juin 2012

Un pluriel bien singulier


 Rubrique: psychologie du photographe


"Le je de l'autoportrait: D'un point de vue historique, un autoportrait (en particulier en peinture) se définit comme une représentation d'émotions, l'expression de sentiments intérieurs, une auto-analyse profonde et une auto-contemplation capables d'immortaliser, pour ainsi dire, l'artiste. En termes humanistes, le moi constitue une entité immanente et nommable, en accord avec la conception plus générale d'un sujet stable et universel. Mais le moi peut aussi s'entendre, selon la théorie post-moderne, comme une chose indexicale, c'est-à-dire comme un  concept réflexif, conditionnel qui incite à admettre que le "vrai" moi n'existe pas. Il est si construit qu'aucune part d'authenticité n'est possible: il est tout le monde et personne. Au bout du compte, un vrai moi n'est rien d'autre qu'une construction et un vide. A cela s'ajoute une difficulté: toute représentation du moi est subjective. Lorsque nous regardons un autoportrait photographique, nous ne voyons pas un individu ou une description visuelle de l'essence d'un être, mais une démonstration "d'estime de soi, d'instinct de conservation, d'autorévélation et d'autocréation" ouverte à toutes nos interprétations. Mais alors pourquoi le postmodernisme n'a-t-il pas porté un coup fatal à l'autoportrait? Pourquoi, au contraire, le genre semble-t-il renaître depuis une dizaine d'années, que ce soit en photographie ou en peinture? Parmi les artistes contemporains qui utilisent l'autoportrait dans leur pratique, nombreux sont ceux qui délaissent la notion moderniste d'un moi unitaire et authentique et divisent l'identité en divers éléments afin de tenter de déterminer ce qui demeure du moi objectif et d'interroger la nature de cet élément tangible. Si les réponses tardent parfois à venir, le dialogue un temps empêché par le postmodernisme reprend désormais et la notion du moi redevient un sujet séduisant et fascinant, ce qu'en réalité il n'avait jamais cessé d'être.

La compulsion photographique: Analyser l'autoportrait, c'est prendre en compte l'une de ses caractéristiques essentielles: sa banalité. Toute personne disposant d'un appareil photo, qu'elle soit artiste ou non, ne peut résister à l'envie de se prendre en photo; il est rare qu'un photographe ou un artiste ne se soit jamais photographié. Nous constituons pour nous-mêmes un modèle pratique et un sujet indéniablement fascinant -la pléthore de sites web entièrement consacrés aux autoportraits apparus ces dernières années en atteste. Au Los Angeles County Museum of Art, la collection Audrey et Sydney Irmas, qui réunit des autoportraits réalisés par des artistes et des photographes de premier plan, est l'une des plus importantes du genre. Parmi les artistes représentés figurent notamment Eadweard Muybridge, Alfred Stieglitz, Walker Evans, Irving Penn, Bruce Nauman, Ralph Eugene Meatyard, Joel-Peter Witkin et Imogen Cunningham, auteurs d'au moins un autoportrait crée parallèlement aux photographies qui les ont rendus célèbres. Cette collection compte également des oeuvres d'artistes tels que Cindy Sherman ou Robert Mapplethorpe qui ont produit d'importantes séries d'autoportraits, voire consacré la majeure partie de leur carrière à ce genre. L'autoportrait est devenu  monnaie courante, notamment grâce à l'essor de sites communautaires tels que MySpace ou Facebook, où la photographie joue un rôle important. Cependant, on peut se demander s'il s'agit-là de réels autoportraits,(...), ou de simples clichés que les gens prennent d'eux-mêmes à des fins d'identification. Les "autoportraits" sur ces sites révèlent un nouveau langage stylistique fondé sur un amateurisme affiché. Le photographe tient à bout de bras un appareil numérique qu'il dirige sur lui-même ou bien, pour plus de confort, vers son reflet dans un miroir. Un certain nombre d'artistes se sont intéressés au phénomène Internet et se sont appropriés des images glanées sur la Toile afin d'interroger cette nouvelle veine de photographie vernaculaire. Dans une série toujours en cours commencée en 2007 et intitulée Juvelinia, l'artiste norvégien Ole John Aandal a édité avec soin des autoportraits postés sur Internet par des adolescents pour les réunir dans une oeuvre qui vise à cerner leur imaginaire. De manière générale, ces images sont esthétisantes, souvent sur-sexualisées et affichent un style "fait maison"; la plupart sont prises en intérieur et beaucoup montrent un détail du corps rendu abstrait par un cadrage très serré -une lèvre ou une paupière par exemple. Ensemble, elles agissent comme un autoportrait collectif fascinant de la jeune génération et de son langage visuel.
Autre exemple de l'universalité de l'autoportrait: le cliché de photomaton, appareil tombé quelque peu en désuétude avec l'essor des appareils numériques. Procédé purement mécanique fondé sur une prise de vue sans intervention humaine, le photomaton, lieu on ne peut plus neutre, représente vraisemblablement l'environnement parfait pour l'autoportrait. Des artistes séduits par ses contraintes et ses apparents limitations créatives l'utilisent depuis longtemps déjà. Le plus célèbre d'entre eux est Andy Warhol qui s'est servi de cet espace comme d'un théâtre miniature, posant comme une vedette de cinéma dans un cadre aux antipodes des décors habituellement utilisés pour photographier une star. La nature mécanique de la cabine était en parfaite adéquation avec le détachement conceptuel et la passivité de Warhol lorsqu'il incarnait son personnage public".

Susan Bright, Autofocus, l'autoportrait dans la photographie contemporaine, Thames§Hudson, 2010.



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