Blog proposé par Jean-Louis Bec

mardi 12 juin 2012

L'art, une affaire de cadres




Rubrique:  art et photographie

"L'art était il y a un siècle un élément de scandale ou de différenciation sociale. Il constituait, pour les uns, un des luxes de l'esprit; pour la plupart, il se présentait comme un outil de discrimination, voire comme un instrument de perversion morale. La situation de nos jours a bien changé. L'art est aujourd'hui considéré comme un témoin du passé et l'on commence même à le regarder comme une des activités majeures de l'homme vivant en société. Les techniciens actuels ne sont pas les derniers à penser qu'il constitue un moyen de formation de l'esprit. Dans la perspective des doctrines de l'information, on cherche à intégrer le signe figuratif comme porteur de messages. La pénétration de l'art dans la société contemporaine dépasse ainsi de beaucoup la simple diffusion dans les masses d'une activité d'agrément. La société technicienne a vis-à-vis de l'art une position diamétralement opposée à celle du siècle précédent. Elle a cessé de le considérer comme un snobisme ou un péril.
On peut se demander, toutefois, si la place attribuée aux arts dans les perspectives - ou comme on se plaît à dire dans la prospective- de l'avenir est en voie de se définir actuellement d'une manière rationnelle. Dans quelle mesure, d'abord, existe-t-il une société technicienne suffisamment constituée pour que le problème puisse se poser d'intégrer quoi que ce soit dans ses cadres? Sur quelles bases se définit-elle, à supposer qu'elle existe déjà quelque part totalement formée et affranchie de toute attache avec le passé? Est-ce en fonction de la civilisation de masse ou bien, au contraire, en fonction de la libre entreprise; ou encore en rapport avec une hiérarchie de fonctions? On se demande, d'un autre point de vue, dans quelle mesure les formes actuelles de la civilisation sont liées à la machine ou bien au machinisme, autrement dit à un fait matériel, l'existence d'un rapport neuf à l'homme avec la matière, ou bien, à un fait humain, social, l'appropriation de la machine par différents types de société qu'elle ne détermine pas d'une manière nécessaire?
Mon dessein actuel n'est pas de réfléchir sur ces problèmes; mais il faut prendre en considération le fait qu'en parlant de société technicienne on ne détermine nullement un cadre fixe en fonction duquel le rôle de l'art soit susceptible d'être évalué. Une des grandes erreurs du temps présent est de laisser croire que les sociétés, qu'elles qu'elles soient, sécrètent en quelque sorte des valeurs qu'il appartient ensuite à divers groupes d'individus de capter et de communiquer à leur entourage. Les notions de communicabilité et celle de structure commencent seulement à être étudiées. Aucun système de signification ne constitue un instrument mis au service d'une vérité indépendante, immuable. Une société n'applique pas sa Vérité, elle la fonde. C'est en exprimant ou en agissant qu'on prend conscience de ses propres possibilités.Une forme n'est pas le produit d'un montage d'éléments qui préexistent à elle-même. Par l'art, comme par la parole ou par la technique, l'homme, en le façonnant, concrétise un univers dont les dimensions correspondent à sa nature et à ses capacités actuelles d'intervention manifestées dans des actes en même temps que dans des représentations. Toute action, toute image est, pour une part, créatrice de réalité. On a parfois tendance à considérer l'art comme un système de signification substituable à d'autres, langage, technique, par exemple. Si grand que soit son rôle, si étendus que soient ses pouvoirs, on ne saurait considérer pourtant qu'il puisse remplacer les autres expériences liées aux différentes facultés d'action. L'art n'est pas le substitut ou l'équivalent de quelque autre forme d'expression ou d'action que ce puisse être. Après l'avoir négligé, on a parfois tendance à lui demander trop de leçons. Or, il exprime des valeurs et des pouvoirs originaux mais limités, inassimilables à ceux que manifestent d'autres types de conduites comme la technique, la science, la pensée mathématique ou la philosophie. Enfin, c'est une illusion de croire que la société actuelle soit  pour la première fois technicienne, comme c'en est une de penser que l'art exprime des valeurs communes, ou la totalité des valeurs.
Il est, par conséquent, impossible de rechercher la place de l'art considéré comme un absolu dans une société elle-même envisagée comme un système cohérent indépendamment de son développement actuel. Il est, en revanche, très intéressant de rechercher les modalités qui déterminent l'interrelation actuelle de l'art et de la société".

Pierre Francastel, L'image, la vision et l'imagination, Editions Denoël/Gonthier, 1983.



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